Dans les Eglises évangéliques, nous soulignons unanimement l’importance d’aimer Dieu, de suivre Jésus-Christ et d’aimer notre prochain. En même temps, nous avons différentes manières de vivre ces essentiels. Ceci donne des spiritualités différentes. Il n’y a pas une seule et unique spiritualité dans le monde évangélique, mais plusieurs (1). Chacun des grands types a ses accents particuliers. Chacun de ces types trouve ses racines dans la Bible (2). Chacun a ses forces et ses pièges possibles. Et comme toujours, les travers qui guettent plus particulièrement chaque courant, sont simplement le revers de la médaille de ses points forts. Voici les cinq types principaux.
1. Le courant de sainteté
Dans ce courant, l’accent est mis sur une vie d’obéissance, une mise en pratique de l’enseignement de Jésus-Christ, et sur la pureté dans notre vie individuelle ainsi que dans la vie de l’Eglise.
Cette orientation est importante, car elle accentue le fait que le salut inclut une libération du pouvoir du péché et une transformation à l’image du Christ… une transformation dans laquelle nous sommes partie prenante. Elle nous rappelle l’importance de ne pas insister uniquement sur la justification par la foi, une fois pour toutes au début de la vie chrétienne.
Quels sont les pièges potentiels qui guettent plus particulièrement ce courant ? Un légalisme qui oublie la grâce de Dieu et qui nous coupe de notre humanité par un perfectionnisme souvent irréaliste. Un autre risque est de mettre l’accent sur le comportement extérieur, en oubliant que la dynamique de changement vient de l’intérieur pour aller vers l’extérieur.
2. Le courant animé d’un souci d’orthodoxie
Cette approche souligne fortement l’importance de la connaissance intellectuelle de Dieu et la rigueur des formulations de la saine doctrine. Ce courant, qui se méfie de la subjectivité et de l’expérience, insiste sur l’objectivité de la foi. Il a le souci de garder une pureté doctrinale.
Il est nécessaire de nous rappeler l’importance de l’objectivité de la Révélation de Dieu. La foi chrétienne a un contenu et n’est pas suspendue en l’air dans un flou artistique. Dieu nous a donné une intelligence pour comprendre, analyser et transmettre. L’Eglise, dans sa fidélité au message donné une fois pour toutes, doit continuellement l’articuler au monde qui change et le transmettre à la génération future.
Quels sont les pièges potentiels de ce courant ? Une spiritualité de « Don Quichotte ». Nous nous considérons comme seuls gardiens de l’orthodoxie. Si quelque chose ou quelqu’un semble un peu suspect (sa formulation des convictions chrétiennes ou son expérience ne sont pas « comme il faut »…), alors nous partons « en guerre », bouclier levé. La vérité apparaît comme un bloc où tout est essentiel. Si tous les points ne sont pas partagés avec autrui, il faut s’en séparer pour garder la pureté doctrinale. Autre danger dans ce courant : une absolutisation de l’objectivité, un désir de tout mettre dans un système logique avec le risque de « déformer » le vrai Dieu.
3. Le courant contemplatif
Dans ce courant, il y a une recherche plus intuitive et directe d’une union avec Dieu. L’accent est placé sur notre regard attentif et amoureux envers ce Dieu qui demeure en nous. De ce fait, la contemplation dans le silence et la solitude est importante.
Ce courant nous rappelle que la spiritualité ne se limite pas à une objectivité rigoureuse. Dieu reste un Dieu mystérieux qui dépasse notre compréhension intellectuelle. Cette orientation nous rappelle aussi l’importance du silence dans l’écoute gratuite de Dieu, sans désir d’efficacité dans la prière.
Le piège principal de ce courant est le risque d’une spiritualité désincarnée. Nos regards sont moins portés sur les problèmes et les injustices du monde, et plus centrés sur notre relation personnelle avec Dieu et sur des moments en sa présence. Il y a risque de fuir devant nos responsabilités dans le monde et, en même temps, de tomber dans un individualisme qui néglige l’importance de la communauté chrétienne.
4. Le courant charismatique
Ici, l’accent est mis sur l’expérience de l’Esprit avec des manifestations particulières (guérisons, parler en langues, parole de connaissance…). Ce courant souligne l’importance d’une vie dirigée consciemment par l’Esprit et vécue dans sa puissance.
Ce courant met à l’honneur le Dieu agissant aujourd’hui et pas seulement dans les textes bibliques. Il reconnaît la place des miracles, pas seulement dans le discours, mais dans la réalité. Cette orientation nous rappelle que la puissance de l’Esprit, manifestée dans les dons, fait partie de la spiritualité chrétienne. Cette orientation est aussi sensible pour détecter les forces du mal et les combattre par la prière.
Un danger potentiel guette ce courant : la recherche d’expériences fortes et de manifestations de plus en plus extraordinaires. Le piège serait de penser que Dieu n’est à l’œuvre que dans du spectaculaire et que la maturité spirituelle est directement liée aux manifestations fortes. Ainsi la théologie de la souffrance est peu développée, avec le risque de prôner que la « vie chrétienne bénie » est obligatoirement sans problème.
5. Le courant de la justice sociale
Dans ce courant, l’accent est mis sur l’amour en action qui œuvre pour la justice et le « shalom » pour tous, surtout les plus vulnérables. Ce type de spiritualité insiste sur une foi qui s’implique dans le monde pour changer les structures injustes de la société.
Ce courant est essentiel pour nous rappeler que l’engagement social est une dimension constitutive de la foi chrétienne. C’est une voix prophétique qui témoigne de l’ordre social que Dieu désire pour ce monde. Il nous rappelle que la véritable mission de l’Eglise est de témoigner au monde par des paroles et des actes, de combattre contre les injustices, de se soucier d’écologie et de rechercher la paix et la réconciliation entre les êtres humains. Il nous rappelle qu’« adorer Dieu », c’est aussi se comporter de façon juste avec son prochain, en l’aimant de façon concrète.
Le risque inhérent à cette orientation est de tomber dans une spiritualité d’activiste avec peu d’intériorité. Nous risquons de nous prendre pour Dieu, de croire que nous faisons ce que Dieu ne fait pas. Nous redressons le monde. Autre travers possible : mettre l’accent sur l’éthique sociale en oubliant l’éthique personnelle. Il existe aussi un danger de n’avoir que l’efficacité visible et mesurable comme critère d’action et de réussite.
Apprendre de nos différences
Il faut souligner que nous ne sommes jamais purement dans l’un ou l’autre de ces cinq courants de spiritualités. Nous incarnons tous des croisements d’influences entre ces courants, des mélanges avec des accents différents. Cependant, pour chacun de nous, un courant est plus central et caractérise notre spiritualité. Se rendre compte que notre équilibre entre ces différents courants n’est pas le même que celui de notre frère ou de notre sœur, c’est déjà un chemin ! Car nous pensons parfois que notre spiritualité est, bien sûre, la meilleure, la plus équilibrée, et celle de l’autre n’est pas simplement différente, mais inférieure !
Il est utile de connaître ces différents courants afin d’être lucide sur notre propre tendance et de travailler à garder un certain équilibre propre à notre personnalité et nos dons.
C’est justement l’accueil des points forts des autres courants qui nous garde dans un équilibre et nous questionne sur les travers possibles de notre propre spiritualité. Cet accueil permet de déceler et corriger nos défauts. Plus un courant de spiritualité exclut les autres, plus il s’appauvrit. Il risque de tomber dans des travers propres et s’éloigne de l’exemple de Jésus-Christ. Nous avons besoin du regard des uns et des autres avec leurs différences de spiritualité pour construire un équilibre communautaire dans une vraie unité et ainsi parvenir « à la mesure de la stature parfaite du Christ » (Ep 4.13).
Linda Oyer
Professeure associée de Nouveau Testament et de spiritualité à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine (F)
Notes:
1 Voir le livre de Richard Foster, Streams of Living Water. Celebrating the Great Traditions of Christian Faith, Harper, 1998.