La circulation est rendue difficile à Pointe-Noire, où les pluies ont inondé les rues, mais aussi les habitations de tôles qui les bordent. Les voitures et bus-taxis se hasardent à traverser des nappes d'eau. Là où le bitume et la terre sont à sec, les marchands vendent légumes, chaussures ou poissons à même le sol. Un navire-hôpital dans le port ? « Je ne suis pas informé, lance cet homme, aucune idée. » A la prochaine intersection, une femme parle d'un voisin qui a amené son fils « là-bas » et qui a été soigné gratuitement. Mama Mélanie qui vend des gâteaux sait, elle, que cet hôpital est là depuis plusieurs mois déjà. « Et on a vu les handicapés qui ne pouvaient plus marcher se déplacer à nouveau, des brûlés pouvoir déplier leurs membres, c'est très bien ce qu'ils font là », lui fait écho une femme à ses côtés.
Entre containers et entrepôts côté terre et cargos marchands côté mer, l'Africa Mercy (1) accueille depuis août dernier les malades les plus défavorisés du Congo-Brazzaville. Quelque 420 personnes travaillent sur le plus grand bateau-hôpital non gouvernemental au monde: des chirurgiens, des dentistes, des ophtalmologues, des cuisiniers, des officiers de marine... Par année, 1200 volontaires rejoignent le navire pour remplir les différents postes. Ils proviennent de 40 nations différentes. S'ajoutent à ces bénévoles 200 travailleurs locaux qui reçoivent un petit salaire, mais surtout une formation et un certificat de travail à l'issue des 10 mois que dure chacune des missions du bâtiment.
De la banque à l'humanitaire
Pierre Christ est un ancien directeur de banque genevois qui a pris une retraite anticipée pour se consacrer à la vie du bateau. « Cet ancien ferry danois a 8 étages, il fait 152 mètres de long, 24 mètres de large, explique-t-il avant de s'engager sur la passerelle. Les machines occupent les deux premiers étages, cinq salles d'opération sont au troisième, puis vous avez les cabines. » Sur le quai, des tentes abritent les patients en rééducation. Une centaine de malades montent chaque jour à bord.
Sur le pont 7, plusieurs patients viennent prendre l'air en ce début d'après-midi. Cet enfant qui pédale à toute vitesse sur une voiture rouge vient d'être opéré d'une fente labiale. Plus loin, sur des chaises, plusieurs personnes ont des pansements sur la tête. Elles ont été opérées en raison de visages déformés par des tumeurs ou le noma. Marlouse, 21 ans, explique avoir été brûlée au visage et au bras par du gaz il y a dix ans chez elle : « J'ai vécu tout ce temps défigurée avec des articulations bloquées. Aujourd'hui, ça va. J'ai retrouvé le sourire : mes doigts fonctionnent ! J'entends maintenant poursuivre mes études à Brazzaville. »
Pierre Christ vit dans sa cabine de 5 m2 depuis cinq ans. Il assure le poste clé de lien avec les différents chefs d'Etat et rentre d'ailleurs du Cameroun avec une invitation de la part du gouvernement. « Avant de nous rendre dans ce pays, nous irons en Guinée Conakry, puis à Matadi au Congo RDC. Nous souhaiterions aller ensuite au Sénégal et en Côte d'Ivoire. » L'Africa Mercy dispose de 1700 m2 de surface hospitalière. Un deuxième bateau, en construction, disposera, lui, de 7000 m2 : « Il sera plus grand : douze étages. Sa mise à l'eau est prévue en juillet 2017 », se réjouit le Genevois.
Ici à Pointe-Noire, dans cet axe de communication prépondérant pour l'Afrique centrale, plusieurs compagnies de fret ne sont pas très contentes de la place que prend l'actuel navire-hôpital. « Mais quand on leur dit qu'on soigne les gens, elles comprennent », assure Pierre Christ.
Qu'a donc laissé le directeur de banque derrière lui en s'engageant sur l'Africa Mercy ? « J'ai travaillé 32 ans à Genève pour une banque privée de la place. Un jour, j'ai décidé que le moment était venu de donner de mon temps et aussi de mon argent pour les plus démunis, témoigne-t-il. J'avais une vie vide de sens. J'ai fait un saut de l'égoïsme au partage. La Bible que j'ai alors commencé à lire m'a amené à comprendre l'autre, à écouter, à penser à l'autre. C'est un pas important qui a changé ma vie. »
Réintégrer les rejetés
Dans le protocole que Pierre Christ signe aujourd'hui avec les gouvernements africains, une place de port pour dix mois est clairement réservée au bateau, de même que l'approvisionnement en eau qui oscille entre cinquante et soixante tonnes par jour, l'évacuation des déchets et l'exonération de toutes taxes, notamment sur les médicaments. Comment l'organisation choisit-elle les pays dans lesquels elle travaille ? « On va toujours dans les pays où il y a un président démocratiquement élu. Mais nous ne faisons pas de politique. Nous voulons juste atteindre les plus démunis dans les pays où la santé n'est pas prioritaire. »
Ce mois de mars, plusieurs femmes sont opérées de fistules vésico-vaginales sur le bateau. Pour Itengre Ouédraogo, chirurgien burkinabé spécialisé en santé maternelle, ces femmes sont des exclues : « Elles sont en majorité abandonnées par leur propre famille. Or pour moi, il n'y aura jamais de développement effectif sans l'implication de la femme. Quand certaines d'entre elles sont rejetées de la société, il faut les réintégrer absolument. J'y contribue à ma manière par des actes chirurgicaux », témoigne-t-il.
Selon ce médecin qui est présent quatre semaines à bord, le bateau apporte une aide bienvenue. « L'Afrique a besoin d'un coup de pouce dans différents secteurs, dont celui de la santé. » Dans les salles hospitalières, Itengre discute avec un gynécologue congolais et quelques infirmières de Pointe-Noire. Il apprécie sur ce navire l'expression d'un partage qui va du Nord au Sud : « Vous n'avez pas chez vous l'occasion de voir de grandes pathologies, car elles ont disparu depuis des années. Nous, nous ne disposons pas de votre technologie. Sans elle, les malades seraient laissés à eux-mêmes. »
La maladie : une malédiction
La maladie est par ailleurs souvent associée à des malédictions dans cette région du monde. « Les personnes qui ont des tumeurs au visage sont considérées chez nous comme des monstres ou comme des sorciers, estime la Congolaise Bernadette, qui travaille comme aide-infirmière sur le bateau. Ils s'enferment chez eux, parfois. Alors qu'ici, ils sont accueillis. Et nous, on apprend à les aimer aussi. »
Gabrielle Desarzens, Pointe-Noire
Note
Infos sur Mercy Ships.