- Pardon, je suis entré sans frapper!
- ... SAAD!
Je suis à notre école et je rassemble les jeux afin de les emmener à l'école où je vais organiser des activités pour les réfugiés dès demain. Je n'en crois pas mes yeux. Saad est là devant moi, un grand sourire sur son visage fatigué. On se serre dans les bras et on s'embrasse.
- Où es-tu? Que fais-tu? Où sont les autres?
- On habite dans une écurie et on va dans une cave quand ils bombardent. On est venu avec ma cousine pour chercher des affaires. Je peux la faire entrer?
Saad fait entrer une petite fille de 5 ans et ils m'aident à rassembler les jeux pour les mettre dans ma voiture. Je les ramène "chez eux" afin de savoir où ils habitent. Je passe devant le bidonville presque désert, mais j'y croise Hassan (ceux qui ont donné et prié pour ce garçon qui a eu une opération à coeur ouvert il y a deux ans, savent de qui je parle). Il était revenu ce matin dans le bidonville pour prendre des affaires dans leur cabane.
Dans la famille de Saad (photo)
... Oups! Ils viennent de bombarder. J'allume la télévision. C'est sur l'aéroport et les environs.
Je retrouve la famille de Saad dans une pièce qui est une écurie qu'ils ont nettoyée, à côté deux autres écuries avec des chevaux dont le père s'occupe en échange du gîte. Il n'y a pas d'eau courante et le bébé de 6 mois n'a pas bonne mine. La maman manque de lait, car elle l'obtenait au dispensaire. Son mari, qui vit du recyclage de cartons trouvés dans les poubelles, arrive à peine à ramener de quoi acheter à manger… Et les prix montent ! Je lui promets de revenir avec un peu de lait et des couches.
Saad me dit en partant:
- Merci de nous avoir ramenés en voiture!
J'en ai les larmes aux yeux. Saad est un de nos enfants qui a eu le plus de peine à se faire aux "bonnes manières" qu'on exigeait de lui à l'école. C'est celui (pour ceux qui lisent les nouvelles sur notre site : www.tahaddilebanon.org !!) qui a mis 6 mois à comprendre qu'au lieu de cracher sur son cahier pour effacer, il pouvait se servir d'une gomme!
Visite à la prison
En quittant le quartier, je me dirige vers les zones qui ont été les plus bombardées, mais je suis vite arrêtée par un énorme cratère qui bouche l'entrée du quartier...
Je me dirige ensuite vers la prison. Les routes sont vides… J'évite les ponts et les grandes artères. Le parking pas loin de la prison est gratuit aujourd'hui. Celui qui le garde n'est pas là.
Ce matin, je suis allée au supermarché pour acheter des provisions pour les femmes: plus de lait ni de yaourt… Ils ont bombardé et détruit la fabrique "Liban Lait". Beaucoup d'étalages à moitié vides ou même complètement vides. Il reste ce que les gens aiment moins ou ce qui est cher... Je trouve avec peine ce dont ont besoin les femmes en prison: serviettes hygiéniques, Kleenex, savon, dentifrice, poudre à lessive, shampoing, produits de nettoyage, café, biscuits. J'ai un moment d'hésitation devant le seul Brie qui reste... Je ne peux pas l'acheter. Il ne supporterait pas quatre heures dans la voiture à plus de 30 degrés... Bon, c'était une envie pas un besoin!!
Dans la prison, les femmes sont avides de savoir ce que je pense de la guerre, comment cela se passe dehors et si elles pourront partir au cas où leur ambassade organise quelque chose…
La chaleur est étouffante. Le générateur s'est arrêté, très peu de lumière, plus de ventilateurs. Nous sommes 35 dans une toute petite pièce. Cinq petits cafards montent et descendent le mur en face de moi, alors que nous chantons et lisons le passage biblique où la tempête fait rage et Jésus dort. L'électricité revient ainsi que les ventilateurs. Ouf, c'est plus facile ! Quelles sont les tempêtes de nos vies? Quelles sont les promesses que Dieu nous donne dans de telles circonstances? Qui a calmé la tempête? Et nous prions par groupe, chacune dans sa langue, pour que la paix règne au dehors et au dedans, "une paix qui surpasse toute intelligence" !
Une femme que je connais du quartier de l'école, a été arrêtée pour mendicité. Je paie l'équivalent de 20Frs pour qu'elle puisse partir si quelqu’un s'occupe de porter ses papiers au tribunal...
J'appelle Nayla qui est restée à la maison avec deux amies. Elle me rassure, tout va bien, elles regardent une vidéo.
Un message sur mon téléphone: Zeina, notre employée au dispensaire, me demande d'entrer en contact avec elle. Sa famille et elle se trouvent en Syrie. Je lui envoie un message, elle me rappelle tout de suite. Elle pleure. Elle veut rentrer. C'est difficile d'être à 15 dans une petite maison.Tout est cher et elle s'inquiète de la situation au Liban. Elle veut rentrer. Je le lui déconseille et la rassure sur sa "maison". J'ai passé devant ce matin et aucune bombe n'est tombée sur ce quartier, à haut risque pourtant… Les bombes sont tombées tout autour !
Une soirée entre restaurant et bombardement!
Avant de rentrer, je m'arrête chez l'épicier pour acheter des glaces aux filles. Il n'en reste pas beaucoup. J'en demande la raison. L'épicier me dit qu'il craint que les installations électriques ne soient bombardées... et que son frigo soit inutilisable. J'achète une petite Perrier. Il en reste 4 dans son frigo...
Je me rendrai tout à l'heure à la réunion de prière quotidienne qui réunit tous ceux qui le veulent pour un feedback de la journée, pour chanter et prier ensemble à propos de la situation que nous vivons. Beaucoup d'expatriés sont partis et il faut vivre avec ces départs... Agnès a soigné une trentaine de personnes à l'école BBS où s'entassent maintenant 750 réfugiés. Ils étaient 200 vendredi passé. Elle a été impressionnée par tous ces jeunes Libanais, scouts, membres de la Croix-Rouge ou autres, prêts à donner leur temps de tout leur coeur pour ces familles.
Toute une équipe est invitée au restaurant ce soir à 10 minutes de chez nous. Vue magnifique, bonne nourriture, décor splendide, des jeux sympas pour Nayla qui se fait tout de suite des copains... Un peu surréaliste, si je pense à ma journée et à l'écurie où dorment Saad et sa famille. Je me concentre sur ma salade de thym vert, mon taboulé et ma purée d'aubergine pour oublier... Mais soudain un bombardement sur Beyrouth nous raccroche à la réalité. Les gens se taisent quelques secondes... mais on apporte déjà de splendides plateaux de fruits!
Catherine Mourtada