C’est en République Centrafricaine (RCA) que nous avons commencé notre travail. Nous avons passé quatre ans parmi les Gbeyas, où nous étions coordinateurs du programme de traduction de la Bible et d’alphabétisation dans cette langue, qui compte environ 150'000 locuteurs. Nous avons œuvré en étroite collaboration avec trois collègues nationaux qui se sont formés, en cours d’emploi, en exégèse et en principes de traduction. L’un d’entre eux, Elvis Guenekean, a par la suite suivi une formation plus complète à la Faculté de Théologie de Bangui et assume depuis 2002 la coordination du programme. L’équipe poursuit le travail de manière autonome, le financement du programme étant assuré par des dons de Wycliffe aux États-Unis.
En 2001, Eric a été appelé à prendre la direction du travail de la SIL en RCA et nous avons déménagé à Bangui. Il assurait l’encadrement des membres expatriés et travaillait à la reprise de la responsabilité du programme par l’ACATBA (Association Centrafricaine pour la Traduction de la Bible et l’Alphabétisation). Après plusieurs périodes d’instabilité et de troubles, celle d’octobre 2002 nous a forcés à évacuer tout le personnel expatrié.
L’ACATBA a continué le travail, avec un appui à distance, notre base administrative se trouvant à Yaoundé (Cameroun) depuis l’évacuation. En 2001, la filiale RCA avait fusionné avec deux autres petites filiales pour devenir le Groupe Afrique Centrale, dont Eric a été le directeur de 2003 à 2006. Il visitait régulièrement les pays concernés (RCA, Congo et RDC) pour continuer à encourager les organisations nationales et les membres affectés dans ces pays. Il a pu remettre sur pied une équipe administrative solide, intégrer et former plusieurs nouveaux membres, dans le but de faciliter le travail de traduction, effectué partout où cela est possible par des collaborateurs africains.
Quelle motivation pour l’alphabétisation ?
Lorsqu’un programme d’alphabétisation en langue gbeya a été mis sur pied pour des adultes illettrés, nous avons été très touchés d’entendre que la motivation première pour bien des apprenants était de pouvoir lire eux-mêmes les Écritures. C’était encourageant pour nous qui étions partis justement dans le but de traduire la Bible et de la rendre accessible à cette population ! Pourtant, il faut avouer que la tâche était rude : les apprenants ne gardaient pas tous ce feu du départ ; chaque classe finissait par exprimer ses doléances et les mêmes questions revenaient sans cesse : « Qui va fournir la craie pour le tableau ? Comment l’animateur va-t-il nourrir sa famille s’il consacre tant d’heures à enseigner bénévolement au lieu de cultiver son champ ? » En tant qu’expatrié, on voit les bienfaits à long terme, l’impact que peut avoir dans la vie d’un adulte le fait de savoir lire, écrire et compter, et on fait tout ce qu’on peut pour en convaincre les apprenants : « Vous pourrez vendre vos produits au marché et ramener un bénéfice au lieu de vous faire rouler. Vous pourrez lire les notices sur les médicaments et éviter des erreurs, lorsque vous soignez vos enfants... » On voudrait les voir se lever, se prendre en charge, chercher des solutions au lieu d’attendre que celles-ci ne viennent d’ailleurs – de la poche de l'envoyé ! Mais en vivant parmi eux, on réalise rapidement que ce n’est pas si simple, que le fait de savoir lire, même de lire la Bible, ne résout pas d’un coup de baguette magique tous les problèmes. Cela ne change pas les conditions de vie ni ne fait disparaître la misère et la pauvreté… Alors c’est dur, c’est lourd et c’est parfois frustrant de se sentir si impuissant. Les sollicitations sont nombreuses, les besoins sont évidents, criants. Mais la réalité d'un envoyé, c’est souvent de voir la misère au quotidien et de vivre à ses côtés, d’essayer de la soulager tout en sachant qu’on ne pourra jamais répondre à tous les besoins. Chaque langue a son image pour exprimer l’idée que les ressources ne sont pas inépuisables ; chez les Gbeyas, il fallait tenter de convaincre les gens que nous n’étions pas « un arbre qui a toujours des feuilles ».
Le partenariat, une clé qui ouvre de nombreuses portes
Face à ce défi, ainsi qu’à la diminution générale des ressources matérielles et humaines – commune à de nombreuses missions – la SIL a dû réagir et « inventer » de nouvelles stratégies. Nous avons été encouragés à développer des partenariats avec d’autres organisations, l’idée étant d’unir nos forces, d’utiliser nos compétences respectives pour nous compléter et apporter une aide plus efficace.
« Nzoni Duti »
C’est ainsi que la SIL a notamment tissé des relations avec différents partenaires spécialisés dans l’aide au développement. Grâce à ces derniers, l’ACATBA a pu intégrer depuis plusieurs années un volet développement dans ses programmes, dénommé « Nzoni Duti » (bien-être). Aujourd’hui, les femmes en particulier ont une motivation supplémentaire pour persévérer dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. En effet, à Bangui et ailleurs dans le pays, celles qui terminent leur formation avec succès peuvent prendre part à des cours de santé primaire et même participer à des ateliers où elles apprennent la couture. Plus tard, il y a aussi la possibilité de recevoir des prêts, dans le cadre d’une petite formation à la gestion de micro-projets, et les bénéficiaires peuvent démarrer concrètement un petit commerce et améliorer ainsi substantiellement leurs conditions de vie.
Toutes ces formations ainsi que le matériel nécessaire et même les salaires des superviseurs sont pris en charge par des organisations partenaires, comme Tearfund en Angleterre. Quelle joie pour nous, envoyés « traducteurs », de voir qu’avec l’aide de ces organisations, on peut aller plus loin, canaliser ces ressources bienvenues et aider concrètement ceux qui nous entourent. Quant à l’impact sur la motivation des apprenants, il a été immédiat : à Grimari, une petite ville du centre du pays, les femmes ont été deux fois plus nombreuses à s’inscrire pour les cours d’alphabétisation lorsqu’elles ont eu connaissance de la possibilité de suivre ensuite un cours de couture. Pouvoir se nourrir de la parole de Dieu reste une priorité. Mais si on peut aussi nourrir sa famille, c’est encore plus motivant !
Les défis de l’administration
Ces organisations partenaires, qui récoltent des fonds et soutiennent ensuite des projets, sont une réelle bénédiction. Mais ce type de partenariat présente aussi des défis. Qui dit financement dit aussi rapports et comptes à rendre. Nos collègues africains reçoivent des formations pour apprendre à rédiger des demandes de fonds, fixer des objectifs concrets et établir un budget. Et quand l’argent arrive, il faut bien le gérer et envoyer des rapports avec photos et témoignages pour montrer que les ressources ont été utilisées fidèlement. C’est un aspect qui n’est pas facile à gérer pour nos collègues africains. Les différences culturelles quant à la manière de gérer l’argent sont telles que c’est souvent un sujet de friction entre eux et les expatriés qui tentent de les aider. Nos partenaires souhaitent à juste titre qu’on leur fasse confiance pour utiliser ces financements, le moment venu, selon leur sens des priorités ; mais ils risquent, ce faisant, de perdre des « sponsors », car les standards internationaux en vigueur ne leur laissent que peu de flexibilité… Respecter strictement un budget est une exigence de base dans nos pays riches, mais difficile à tenir quand on est confronté à tant de besoins.
Persévérer et innover
C’est pourtant ce qu’on continue d’enseigner à Gemena, en RDC, où la famille Kunz épaule une autre organisation nationale, l’ACOTBA-SUBO. Cette dernière a déjà pu se lancer dans plusieurs projets de développement, grâce à des partenariats : un atelier de fabrication de lunettes de lecture ; un atelier pour apprendre à réparer et entretenir des bicyclettes (envoyées gratuitement pour aider les animateurs de classes d’alphabétisation dans leur travail). Des organisations partenaires financent aussi des centaines de classes primaires. Les enfants y apprennent à lire et à écrire dans leur langue grâce aux Eglises, alors que les institutions gouvernementales n’ont souvent ni les ressources ni les structures nécessaires pour le faire.
Nous sommes encouragés de voir que nos collègues africains ont réellement à cœur d’aider les leurs non seulement en traduisant la Bible dans leur langue, mais aussi en traduisant cette Parole par des actes concrets. À Bossangoa (RCA), Clarisse, l’épouse d’Elvis, vient de fonder une association pour venir en aide aux orphelins de la ville. Ils sont nombreux, à cause du sida, à avoir besoin de soutien matériel pour la nourriture et leurs frais de scolarité. Clarisse et Elvis n’ont pas attendu qu’une organisation internationale propose un financement ; ils ont commencé, en puisant dans leurs poches. Une telle attitude nous motive à les épauler, et à chercher pour eux comme pour d’autres des ressources extérieures, des partenaires qui les aideront à être des témoins du Christ par leurs actes autant que par leurs paroles.
Vania Niklaus