Face au contrôle social de Calvin, l’amour de l'ennemi des anabaptistes, par Frédéric de Coninck

vendredi 08 mai 2009
A l’occasion du 500e anniversaire de la naissance de Calvin, Frédéric de Coninck propose un regard plus contrasté sur la personne du réformateur genevois et sur son effort d’inscrire les valeurs chrétiennes dans la Genève du XVIe siècle. Pour ce sociologue français, Calvin et les anabaptistes ont vécu de deux rapports très différents à la société et au politique. Calvin considérait que la morale chrétienne devait s’imposer à la société, alors que les anabaptistes voulaient construire des communautés au style de vie alternatif. Des orientations de fond qui traversent aujourd’hui encore le protestantisme francophone et qui méritent plus que jamais un débat.

Calvin est un monument théologique. C’est également un monument politique. Il a été porteur d’un projet qui s’est réalisé en partie dans la cité de Genève puis, sur une plus vaste échelle, dans le puritanisme outre-Atlantique. Pour qualifier ce projet en quelques mots, il s’agit de la mise en ordre de toute une société à partir de principes moraux élaborés par une aristocratie où se mêlent théologiens et juristes.

Mise en ordre de la vie quotidienne
La mise en ordre de la vie quotidienne traverse de part en part le projet calvinien. Cela vaut déjà pour le comportement individuel. Dans ce qu’on a appelé le « Petit livre de la vie chrétienne » qui sont les sections 6 à 10 du 3e livre de L’Institution Chrétienne Calvin précise son projet : « Il me suffira de mettre en évidence un ordre, par lequel l'homme chrétien doit être conduit afin que sa vie corresponde au juste but de bien ordonner sa vie. Je me contenterai donc de formuler brièvement une règle générale à laquelle il pourra référer toutes ses actions » (1). Comme le dit Emile Léonard, pour Calvin « l'attribut essentiel de Dieu est l'ordre (et) le péché est avant tout folie, légèreté, désordre » (2). L’ordre est donc nécessaire jusque dans la psychologie individuelle. « Il est nécessaire, lit-on dans ce petit livre, que (Dieu) nous tienne la bride serrée et nous maintienne dans une discipline (stricte) de peur que nous débordions avec pétulance » (3).
Cette célébration d’un ordre rationnel qui gouvernerait l’ensemble de la vie doit sans doute beaucoup à la formation juridique de Calvin. Sans rejeter complètement la démocratie ou la monarchie, Calvin affichait sa préférence pour l’aristocratie (4). Pour lui le meilleur système était celui où une aristocratie juridique éclairée construisait des lois qui, ensuite, ordonnaient l’a vie sociale. Il a parfaitement explicité cela à la fin de L’Institution Chrétienne.
« Il y a trois parties. La première est le Magistrat, qui est le gardien et conservateur des lois. La seconde est la loi, selon laquelle domine le Magistrat. La troisième est le peuple, qui doit être gouverné par les lois et obéir au Magistrat » (5). Et encore : « Après les Magistrats viennent les lois qui sont, comme Cicéron les appelle, à la suite de Platon, les âmes de toutes les républiques » (4, 20, 14).

Un contrôle social qui gagne en étendue
Ce projet sera mis en œuvre progressivement, mais méticuleusement, au travers des Ordonnances ecclésiastiques (6) successives que Calvin édictera pour régler la vie de la ville de Genève. Le mot « ordonnance » dit en lui-même déjà beaucoup. En 20 ans, de 1541 à 1561, le projet de contrôle social gagnera sans cesse en étendue. Les ordonnances de 1541 instituent une police des mœurs. Les anciens, dans l'Eglise, sont chargés de veiller à la bonne conduite des personnes autour de leur domicile. « Leur office est de surveiller la vie de chacun et d'admonester ceux qu'ils verront faillir ou mener une vie désordonnée. (...) Il faudra les choisir de telle sorte qu'il y en ait un dans chaque quartier de la ville, afin d'avoir l'oeil partout » (7). On trouve aussi, dans ce texte, une réglementation de l'aide sociale qui a, d'une part, un but positif et désintéressé mais, d'autre part, également, le but de mettre fin aux désordres causés par la mendicité.
Ensuite Calvin s'emploie à chasser les restes de catholicisme de la ville. Certains citoyens se sont convertis du bout des lèvres et on les soupçonne de continuer à pratiquer en douce des « superstitions papistes ». On s'aperçoit, par exemple, que certains parents donnent des prénoms « douteux » à leurs enfants. En 1546 une ordonnance vient alors interdire certains prénoms.

Obligation d’aller au culte et vérification annuelle de la foi
En 1547 un règlement spécifique concernant les campagnes autour de Genève voit le jour. Apparemment les pratiques y étaient plus relâchées qu’en ville. Les habitants ont l'obligation de venir à l'église le dimanche, à moins qu'ils aient des enfants en bas âge à garder, auquel cas certains membres de la famille (mais certainement pas tous) peuvent être dispensés de se déplacer. L'absence est punie d'une amende de 3 sous (8). Il est interdit d'arriver en retard au culte, sous peine d'une amende de 3 sous si le retard se répète (9) Il est interdit de se livrer à des rites catholiques comme respecter des fêtes de la liturgie catholique ou faire usage d'images (10). Il est interdit de chanter des chants paillards ou de danser sous peine de trois jours de prison (11). Il est interdit de se livrer à des jeux d'argent (12).
Entre 1559 et 1561 les ordonnances règlent la vie des collèges. On y lit, avec un luxe de détails, l'horaire des journées avec des différences pour l'hiver et pour l'été. Les programmes de chaque année sont détaillés. C'est pratiquement une circulaire ministérielle ! Les élèves ont une demi-heure pour déjeuner « sans bruit et avec prières » (13). Les écoliers doivent signer une confession de foi (et naturellement les enseignants, a fortiori) (14).
En 1561 on met en place une vérification annuelle de la foi, maison par maison : « Nous avons ordonné que l'on fasse une visite des maisons une fois par an, pour examiner simplement la foi de chacun (...) afin que nul ne soit admis à la cène sans en avoir eu l'autorisation » (15). Quant à ceux qui ne voudraient pas venir à la cène : « Si (quelqu'un) continue en son obstination de sorte qu'il reste six mois sans venir à la cène (...) qu'il soit banni pour un an de la ville, comme incorrigible » (16).

Deux projets en concurrence : le calvinien et l’anabaptiste
Comment juger un tel projet ? Il faut dire qu’il est unique dans l’histoire. Le contrôle social qui régnera par la suite aux Pays-Bas, en Angleterre ou aux Etats-Unis, au moins jusqu’au début du XXe siècle, n’a aucun équivalent connu par sa profondeur et son étendue.
Il faut dire aussi que d’autres options existaient à l’époque. Les anabaptistes avaient leurs travers légalistes eux aussi, mais ils pensaient que la vie chrétienne supposait de renoncer à l’exercice de la contrainte et de la force. Cela voulait dire qu’une vie chrétienne consacrée devait se vivre entre chrétiens, sans que l’on cherche à imposer ce modèle de vie à des non-chrétiens. Pour Calvin le ressort central du rapport aux non-croyants était, dans le domaine pratique, l’imposition d’un ordre moral. Pour les anabaptistes le ressort central du rapport aux non-croyants était, dans le domaine pratique, l’amour de l’ennemi.
Pour les anabaptistes, Jésus-Christ avait inauguré par sa venue un nouveau mode d’action qui supposait de ne pas recourir à l’épée, fusse-t-elle même celle du magistrat. Naturellement Calvin s’empressa de critiquer cette position dans un traité contre les anabaptistes en disant que, pour ce qui concernait la vie civile, la loi de Moïse restait en vigueur : « Car, (cette loi de l'Ancien Testament) a constitué un gouvernement politique, comme il est requis qu'il y en ait dans tous les peuples. De la prêtrise lévitique il est dit qu'elle doit prendre fin et être abolie à l'avènement de notre Seigneur Jésus-Christ (He 7:12 et ss.). Où cela est-il dit de la police externe ? » (17). Calvin pensait que même le fait de renoncer à faire appel au juge en cas d’agression était dangereux car cela nuisait, finalement, au bien public (18).
Ces deux partis pris ont été réexaminés et amendés au fil de l’histoire. La morale puritaine est apparue comme un carcan étouffant. La tendance des anabaptistes à se laver les mains de la marche du monde a été critiquée elle aussi. Mais il reste deux positions possibles : considérer que la foi construit une morale qui doit s’appliquer à l’ensemble de la société, ou bien considérer que la foi construit une communauté qui développe un style de vie alternatif, à distance de la société. Pour ma part je soutiens la deuxième option.
La question qui reste alors ouverte est celle du rapport à la société. Je pense, pour ma part, que la mission des chrétiens est d’agir par la mise en œuvre de l’amour, du respect de l’ennemi. Cela veut dire aussi proposer des formes de vie nouvelles, mais le faire sans court-circuiter l’étape d’une démarche de conviction, de foi au moins en certaines valeurs.
Le débat est ouvert.

Frédéric de Coninck

Notes

  1. Institution Chrétienne, 3, 6, 1. J’ai modernisé le français du texte original en reproduisant, lorsque c’était possible, les passages figurant dans la version abrégée en français moderne de Henri Evrard, Presses Bibliques Universitaires, 1985, 2e édition 1994.
  2. Emile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, Tome I, PUF, 1961, p. 269.
  3. IC, 3, 8, 5.
  4. IC, 4, 20, 8.
  5. IC, 4, 20, 3.
  6. Pour tous les textes d'ordonnances que nous citerons, nous renvoyons au recueil : Jean Calvin, Ordonnances ecclésiastiques et autres, in Jean Calvin, Oeuvres Complètes, Ed. Corpus Reformatorum, Vol X, Ed. Brunsvigae, 1871.
  7. Ordonnances de 1541, p. 22. Comme dans le cas de L’Institution Chrétienne j'ai repris légèrement le texte pour le transcrire en français moderne.
  8. Idem, pp. 51-52.
  9. Idem, p. 53.
  10. Idem, p. 55.
  11. Idem, p. 56.
  12. Idem, p. 57.
  13. Idem, p. 73.
  14. Idem, p. 87.
  15. Idem, p. 116.
  16. Idem, pp. 119-120.
  17. Jean Calvin, Brève instruction pour armer tous bons fidèles contre les erreurs de la secte commune des anabaptistes, texte de 1544, Corpus Reformatorum, Vol VII, p. 83, Ed. Brunsvigae, 1868.
  18. IC, 4, 20, 20.
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