FREE COLLEGE du 6 septembre : l’identité évangélique en crise

vendredi 08 septembre 2023

Le 6 septembre 2023, le FREE COLLEGE a proposé une seconde soirée de réflexions, à la suite de la diffusion du reportage intitulé « Les évangéliques à la conquête du monde ». Durant cette rencontre sur Zoom, avec les sociologues Philippe Gonzalez et Olivier Favre, il a été question de la manière évangélique de percevoir la construction du Royaume de Dieu, ainsi que de l’identité évangélique en crise.

A la suite de la diffusion sur Arte du documentaire intitulé « Les évangéliques à la conquête du monde », le FREE COLLEGE a proposé une première soirée de réflexion en visioconférence Zoom le 31 mai 2023. Puis, le 6 septembre, une seconde soirée a rassemblé 29 participants autour de Serge Carrel et de ses deux invités : le sociologue et maître de recherche à l’Université de Lausanne Philippe Gonzalez, co-auteur du documentaire, et Olivier Favre, sociologue et pasteur dans l’Eglise évangélique « Centre de vie », à Neuchâtel.

La discussion a commencé avec une allusion à la « bataille des sept montagnes », populaire dans plusieurs milieux évangéliques, particulièrement aux Etats-Unis. Ce concept théologique contient l’idée que les chrétiens sont appelés à développer leur influence dans sept secteurs de la société : la religion, les arts, les médias, les affaires, le gouvernement, la famille et l’éducation. Selon cette théologie, les chrétiens doivent s’engager, afin que ces sept secteurs soient soumis à des valeurs bibliques ; c’est ainsi que le Royaume de Dieu doit se développer. Et si les chrétiens délaissent ces sept secteurs, alors ils les abandonnent à l’influence de l’Ennemi.

La théologie des sept montagnes a été popularisée dans les années 70 par des évangélistes étasuniens tels que Loren Cunningham, le fondateur de Jeunesse en mission, et Bill Bright, le fondateur de Campus pour Christ. Elle conduit les chrétiens à se poser la question de leur présence dans la société. Devraient-ils lutter pour les sept montagnes, afin de « régner », de « gouverner » et de construire ainsi le Royaume de Dieu dans la société ? Devraient-ils au contraire s’identifier aux israélites exilés à Babylone, auxquels le prophète Jérémie commandait : « Recherchez le bien-être de la ville où je vous ai déportés et priez l’Eternel en sa faveur, car de son bien-être dépend le vôtre » (Jé 29.7) ?

Les sept montagnes : outil ou tentative de domination ?

Pour Olivier Favre, à condition de ne pas caricaturer le concept, les sept montagnes constituent « un outil comme un autre ». Il explique : « Certains chrétiens disent que la foi chrétienne ne doit pas se limiter au religieux, mais s’investir dans tous les domaines de la société. Nous pourrions par exemple produire des films, et pas seulement d’évangélisation. Nous pourrions nous demander où, dans les différents secteurs de notre société, les chrétiens sont peu présents, afin de ne pas les laisser à l’abandon. Par exemple, les évangéliques sont sur-représentés dans des secteurs tels que la santé et la pédagogie. Par contre, ils sont sous-représentés dans beaucoup d’autres ».

Olivier Favre invite les évangéliques à sortir de leurs ghettos, à ne pas limiter l’évangélisation à l’Eglise et au témoignage personnel. Il souligne : « La réforme de Luther a apporté beaucoup plus que cela à la société. Nous ne devrions pas laisser la droite évangélique étasunienne s’approprier les sept montagnes pour elle seule ».

Pour Philippe Gonzalez, le concept des sept montagnes est une théologie du combat spirituel et de la domination : « Il ne s’agit pas d’une vision de la participation constructive des chrétiens à la société. Il s’agit d’une vision de la domination et de l’hégémonie de chrétiens, alors qu’ils sont en train de perdre de l’influence dans la société. La théologie des sept montagnes vise à modifier les structures de la société, afin d’y imposer des valeurs chrétiennes. C’est exactement l’inverse de l’idée du Réveil, où la conversion des personnes engendre une transformation de la société ».

Philippe Gonzalez cite le théologien calviniste étasunien Rousas J. Rushdoony, auteur du livre « The Institutes of Biblical Law » (« L’institution de la loi biblique »), adepte d’un retour de nos sociétés à la loi de l’Ancien Testament, pour la lapidation, contre la démocratie... Il a inspiré les chrétiens qui ont développé la théologie des sept montagnes, y compris des personnalités telles que le théologien Francis Schaeffer et Charles « Chuck » Colson, conseiller du président Richard Nixon et membre de la droite chrétienne étasunienne.

Pour Philippe Gonzalez, la théologie des sept montagnes présente un côté revanchard de chrétiens dépités d’avoir perdu de l’influence dans la société. Mais elle nous pose une excellente question : « Comment être en lien avec la société, de manière constructive ? » « En Suisse, j’ai l’impression que les évangéliques ont travaillé en symbiose avec les réformés, explique le sociologue lausannois. Les réformés s’engageaient du côté de la culture et les évangéliques du côté du piétisme et de l’évangélisation. Le problème, c’est qu’un affaissement est intervenu du côté réformé. Du coup, les sept montagnes, qui est en fait plus un slogan qu’une théologie, devrait inciter les évangéliques à réfléchir à une théologie politique d’un point de vue professant ».

Comment le Royaume de Dieu vient-il ?

Alors que certains parlent de construire le Royaume de Dieu dans la société, Olivier Favre propose plutôt de le chercher » : « Le Royaume est là et, en même temps, il n’est pas encore là. Par exemple, les Actes des apôtres nous décrivent Etienne, l’un des sept premiers diacres. Celui-ci s’intéresse à Jérusalem, opère des miracles et meurt martyr. Voilà la bonne manière de mettre en œuvre les sept montagnes. Le Royaume, c’est la présence de Dieu sur terre, par les chrétiens et par le Saint-Esprit ».

En faisant allusion à certains chrétiens étasuniens qui désirent construire eux-mêmes le Royaume de Dieu, Olivier Favre fait remarquer : « Nous sommes sortis d’un prémillénarisme défaitiste, pour entrer dans un post-millénarisme plutôt optimiste pour le monde. Ce qui est inquiétant, c’est de penser que des politiciens cherchent à créer eux-mêmes le Royaume de Dieu ».

Le monde occidental se déchristianise rapidement. Cela provoque chez les chrétiens des questionnements, des inquiétudes, voire des dérapages. Certains chrétiens, au lieu de chercher à vivre les valeurs du Royaume dans la société, pensent que la réponse à la déchristianisation se trouve dans certaines formes de domination de la société, y compris au moyen de lois inspirées de l’Ancien Testament.

Cela dit, les temps de changements brusques ont souvent posé aux chrétiens la question du rapport entre l’Eglise et la politique. Philippe Gonzalez rappelle que saint Augustin a écrit « La Cité de Dieu » peu après le sac de Rome, en 410 : « Les chrétiens croyaient qu’une collaboration entre le pouvoir politique romain et l’Eglise avait enfin été instaurée, et voilà que Rome s’effondrait ! »

Un questionnement semblable a eu lieu à l’époque où le peuple d’Israël a été déporté à Babylone. Les Juifs se demandaient si leur Dieu avait perdu la partie face au paganisme. « Au moment d’un effondrement, on remet en question la collaboration entre le politique et le religieux », souligne Philippe Gonzalez.

Ainsi, il existe un autre modèle de présence au monde : non pas celui de la domination, voire de la compromission avec le pouvoir politique, mais celui de l’exil. Par exemple, dans le pays de Canaan, Abraham participe humblement à la vie de la société : « Je ne suis qu’un étranger chez vous ; accordez-moi parmi vous une propriété funéraire pour que je puisse enterrer ma femme » (Ge 23.1). De même, Jérémie commande aux exilés à Babylone : « Recherchez le bien-être de la ville où je vous ai déportés » (Jé 29.7). Quant à l’Apocalypse, elle est une lettre à sept Eglises dispersées dans un monde païen. « Nous voyons que les chrétiens sont des étrangers, avec une double allégeance, relève Philippe Gonzalez. A partir de là, il faut chercher comment pratiquer cette double allégeance. »

Pour Olivier Favre, les chrétiens ont la possibilité de développer une présence au monde sur le mode de l’exil, en construisant une sorte de contre-culture qui ne soit pas basée que sur les questions de sexualité, mais qui s’intéresse aussi à des sujets de société tels que l’accueil des réfugiés, l’argent, l’armement, etc. « A Neuchâtel, nous ne sommes pas connus pour être tolérants, explique le pasteur du Centre de vie. Mais nous nous engageons dans le social, sans demander d’aide de l’Etat. Par exemple, nous proposons des cours de langues et des distributions d’habits. Et c’est l’Etat qui s’est approché de nous pour nous proposer des collaborations. Nous sommes théologiquement plutôt conservateurs, pourtant les portes nous sont ouvertes. »

Une identité évangélique en crise

La Déclaration de Lausanne, publiée à issue du Congrès international pour l'évangélisation mondiale qui s'est tenu à Lausanne en 1974, reste un document fondateur de l’identité évangélique actuelle. En affirmant « l’inspiration divine, la vérité et l’autorité de l’Ecriture », cette déclaration fait de l’inerrance de la Bible un marqueur fondamental de l’identité évangélique. Pour la droite évangélique étasunienne, cette inerrance se conjugue avec une lecture littérale de la Bible, dans tous les domaines, y compris celui de la science.

« Au congrès de Lausanne, Billy Graham n’est pas entièrement sorti du fondamentalisme, relève Philippe Gonzalez. Ainsi, lors de ce congrès, l’évangélisme mondial a été touché par une vague fondamentaliste. La question de l’inerrance de la Bible est devenue une sorte ‘schibboleth’(1) permettant de déterminer qui sont les bons et les mauvais chrétiens. Aujourd’hui, le critère de l’inerrance reste incontournable, mais il provoque un rétrécissement de l’identité évangélique. »

Cela dit, l’identité évangélique est complexe. Au sud des Etats-Unis, par exemple, la moitié des habitants se dit « évangélique ». Mais cela ne se voit pas dans la réalité. Cela signifie que l’évangélisme est probablement devenu aussi une religion civile, une culture sans réelle vie spirituelle. « Et il est probable que cet évangélisme culturel déclinant vote pour Donald Trump dans le but de préserver des valeurs rassurantes, fait remarquer Olivier Favre. Du coup, en Allemagne et en Suisse allemande, nous voyons des évangéliques se distancer de l’évangélisme et de ses dérives. »

Afin de contourner les problèmes que pose, parfois, le dogme de l’inerrance de la Bible, certains évangéliques proposent que la théologie se recentre sur le Christ et ses enseignements. C’est ce que ce certains nomment le « post-évangélisme ». Le problème avec cette posture, c’est que l’inerrance est abandonnée, et qu’il devient difficile d’affirmer quelque chose sur le plan théologique. « Le mouvement se développe, et bien des Eglises évangéliques adhèrent au post-évangélisme sans même le savoir, relève Olivier Favre. Elles abandonnent peu à peu l’idée de sacrifice expiatoire du Christ. Cela pose donc la question du statut des Ecritures chez les évangéliques. »

Aux Etats-Unis aussi, certains évangéliques désirent ne plus être appelés de ce nom. Parmi eux, nous trouvons les post-évangéliques, des professants qui insistent sur les paroles du Christ et se distancient de celles de Paul. Mais il y a aussi des conservateurs, par exemple des Baptistes du Sud, très combatifs quant à l’avortement. Et il ne faut pas oublier les évangéliques noirs – attachés à la Bible, au sacrifice du Christ, à la conversion et à l’évangélisation – qui refusent cette étiquette, parce qu’elle a été utilisée par des évangéliques blancs pour dominer les noirs.

Une histoire à redécouvrir

En fait, nous connaissons mal l’histoire et la complexité de l’évangélisme. « Au XIXe siècle, à Genève, on trouvait des évangéliques francs-maçons, fait remarquer Philippe Gonzalez. A cette époque, les loges maçonniques genevoises étaient des lieux de réflexion intellectuelle. »

Aujourd’hui, l’évangélisme romand s’est transformé dans le sens d’une uniformisation et d’une perte d’identité des dénominations. « Les trente minutes de louange se retrouvent dans toutes les dénominations, avec les mêmes chants et les mêmes affects, souligne Philippe Gonzalez. Quel pape a imposé cela ? Aujourd’hui, on chante dans les cultes ce qui était autrefois chanté dans les groupes de jeunes. Mais qu’en est-il de la régulation théologique et dénominationnelle ? J’invite les chrétiens de la FREE à s’approprier leur histoire à partir du Réveil, sans tout faire remonter au Nouveau Testament. Elle contient de belles expériences historiques à retrouver et à faire fructifier théologiquement. »

Quant à l’influence de l’évangélisme étasunien sur l’évangélisme européen, elle est indiscutable. Les trois quarts des livres évangéliques sont traduits de l’anglais. Les chants à la mode dans nos Eglises viennent majoritairement des Etats-Unis. Et n’oublions pas que les commentaires Scoffield de la Bible ont été importés des Etats-Unis et traduits en français par quelques anti-pentecôtistes. « Cela dit, le déclin évangélique étasunien est une réalité, relève Philippe Gonzalez. Et il explique les crispations et les extrémismes que nous constatons là-bas. »

 

(1) Le mot hébreu « schibboleth » – qui signifie « épi, branche » – a été utilisé par Jephté et les combattants de Galaad (Juges 12.4-6) pour démasquer leurs ennemis éphraïmites. En effet, les Ephraïmites avaient une manière différente de prononcer le mot. Actuellement, en « patois de Canaan », les schibboleths désignent les caractéristiques spécifiques d’un groupe chrétien.

 

L’enregistrement de la soirée FREE COLLEGE est disponible sur Youtube.

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