Vivre - Quels indices indiquent que la FREE a besoin de changer de gouvernance ?
> Philippe Thueler – Dans cette réflexion sur la gouvernance de la fédération convergent plusieurs thématiques auxquelles des personnes et équipes se sont confrontées ces dernières années. On pourrait parler, par exemple, du fait que la fédération est ressentie comme trop institutionnelle et éloignée des Eglises, qu’elle est peu attractive pour les plus jeunes, notamment les jeunes leaders à qui nous avons posé la question, que nous avons de la peine à recruter des bénévoles pour les différentes fonctions à repourvoir… On sent que le type d’engagement que les seniors ont eu envers la FREE n’est plus du tout le même chez les plus jeunes : ils cherchent des engagements plus souples, à court terme, et sur des projets qui les motivent, plutôt que d’endosser une fonction à long terme.
Nous pourrions aussi mentionner les multiples réflexions qui ont lieu, à propos du leadership et de l’ecclésiologie dans notre milieu. Quel leadership voulons-nous ? Collégialité, apostolat ou démocratie ? Qui le porte, le pasteur ou le conseil, voire l’Assemblée générale ou la Rencontre générale ? Quelle est la mission des Eglises locales et de la FREE ? Tous ces questionnements tournent finalement autour de la gouvernance et montrent que nous ne vivons plus avec un modèle qui nous correspond.
Personnellement, dans ma fonction de secrétaire général, je réalise à quel point la société s’est complexifiée, professionnalisée, accélérée, tout comme les enjeux auxquels les Eglises font face. Mon poste, tel qu’il a été imaginé il y a 15 ans, ne me paraît plus tenable très longtemps. Et nous devons faire évoluer notre gouvernance pour la rendre plus agile et résiliente, et qu’elle offre en même temps plus de sens et de pertinence. Il se trouve que la gouvernance partagée ou opale offre un modèle qui répond spécifiquement à ces défis. Et elle me semble être bien plus proche du modèle de leadership que Jésus a enseigné que de notre approche pyramidale et fonctionnelle, héritée de l’industrialisation.
Vivre - Que se passera-t-il si nous ne changeons rien à la manière de faire actuelle ?
Philippe Thueler – Le plus grand danger réside probablement dans le fait que nous pourrions continuer comme cela encore quelques années… Après quoi, en l’absence d’un renouvellement des bénévoles et des employés, nous arriverions dans une situation où les commissions et les services se videraient tranquillement de leurs membres et de leurs forces. Cela diminuerait notre capacité à remplir notre mission au service des Eglises, et nous perdrions ainsi notre pertinence et notre utilité.
Le secrétaire général, quant à lui, ferait face aux mêmes risques que toutes les directions d’organisations : le burn-out, la dispersion, le micro-management, la perte de sens, les décisions arbitraires en réponse à des problématiques trop complexes, le risque d’être finalement le goulet d’étranglement de toute la fédération… Ce que nous voyons au contraire en entamant, même modestement, cette transition de gouvernance, c’est qu’elle mobilise les forces, qu’elle crée un appel d’air auprès de personnes qui voient une opportunité de s’engager dans une fédération où ils discernent avoir de l’espace pour porter du fruit selon leurs dons et leur appel.
Vivre - Pourquoi la question de la gouvernance est-elle plus qu’un gadget ?
Philippe Thueler – La gouvernance n’est rien de moins que le système d’exploitation de toute organisation, pour faire une analogie avec l’informatique. Ce n’est sans doute pas ce que l’on voit en premier, mais c’est ce qui permet aux projets d’émerger et de réussir, aux processus décisionnels d’être sains, aux personnes de trouver leur place et un sens à ce qu’elles font. Et, globalement, cela permet à l’organisation de remplir sa mission selon sa raison d’être. Il vaut donc la peine d’investir à ce niveau, en parallèle et en complément à tout ce que nous avons investi, ces dernières années, au niveau de la missionnalité.
Si, à une meilleure gouvernance, on peut ajouter un feu que le Seigneur nourrit, alors nous déplacerons des montagnes ! N’est-ce pas mieux que d’en être réduits à devoir prier Dieu pour rester motivés dans une structure qui fonctionne mal ?
Vivre - Pourquoi as-tu fait appel à l’entreprise « Axiome, gestion du changement » (https://axiome-change.ch) ?
Philippe Thueler – C’est en discutant avec Christian Kuhn, directeur du Réseau évangélique (RES), qui travaille sur le même changement de gouvernance et d’organisation que la FREE, que j’ai découvert un outil informatique nommé « Peerdom ». Celui-ci permet de structurer des organisations en mode d’autorité distribuée. Pour accompagner cette transformation, j’ai contacté un de leurs « compagnons », Clément Demaurex, qui travaille chez Axiome. Je l’ai invité, avec son collègue Alain Pillet, à conduire notre rencontre annuelle du Conseil consultatif de la FREE, à fin janvier cette année. Cela nous a mis en route et a conduit à la création du groupe des « Ambassadeurs du changement » que la Rencontre générale a mandaté le 24 avril. Nous poursuivons cette collaboration, au travers d’un coaching et d’ateliers bimestriels, avec le groupe des ambassadeurs.
Etre accompagnés dans ce changement par des professionnels est essentiel, en particulier parce qu’on s’attelle à changer le système d’exploitation « invisible » de la FREE. Leur expérience du changement en organisation, ainsi que leur regard extérieur à la fédération, ont déjà été très précieux jusqu’ici.
Vivre - Comment cette réflexion a-t-elle influencé ta propre réflexion à propos de la place du secrétaire général ? Une nouvelle organisation de la FREE avec « gouvernance partagée » réduit-elle ta place à un temps partiel ?
Philippe Thueler – Je pense que cette réflexion à propos de la gouvernance de la FREE a en grande partie été nourrie par ma réflexion sur le mandat du secrétaire général. En ce sens, ce n’est pas la transition vers une nouvelle gouvernance qui réduit « ma » place. Je dirais plutôt que je choisis de réduire ma place pour faciliter et engager le changement. Si nous imaginons un partage des responsabilités de mon poste actuel entre plusieurs ministères, plus spécialisés, à temps partiel, chacun avec un rôle bien défini, il est bien plus simple d’y réfléchir et de l’envisager si le principal intéressé n’est pas « vissé » à son poste.
Le signal donné par la diminution de mon engagement à 30%, c’est que « le changement, c’est maintenant » et qu’il y a de l’espace, mais aussi une certaine nécessité d’avancer dans cette transition. D’ailleurs, quelques personnes se sont déjà proposées spontanément pour s’engager dans un aspect ou l’autre de la FREE. Des signes montrant qu’une relève est prête se concrétisent chaque semaine !
Vivre - D’après toi, la FREE est-elle en danger ? Allons-nous souffrir durant cette transition ?
Philippe Thueler – La FREE n’est pas en danger à court terme, elle va même bien compte tenu de la situation pandémique que nous traversons. C’est sur le moyen terme qu’elle serait en danger si nous ne changeons pas, comme je le développais plus haut. Cela dit, tout changement crée une certaine « souffrance » et nous devons donc nous attendre à traverser des zones de trouble où le besoin de redéfinir les choses se fera sentir. Mais, les indicateurs sont au vert : nous sommes reconnaissants de pouvoir initier un changement sans y être poussés par une situation de crise liée à des personnes ou aux finances.
Vivre - La FREE a-t-elle encore les moyens de se payer un secrétaire général ?
Philippe Thueler – Absolument ! Comme nous l’avons partagé durant la Rencontre générale, les finances de la FREE sont saines et permettent d’assumer les différents postes engagés en ce moment. Nous avons pris soin d’ajuster les dépenses aux revenus en baisse ces dernières années. Ainsi, nous pouvons imaginer une nouvelle répartition des rôles, sans la pression de devoir diminuer le pourcentage global d’engagement. Et cette situation devrait être renforcée à l’avenir grâce à l’acceptation, en Rencontre générale, du nouveau mode de financement de la FREE.
Vivre - Es-tu fatigué de ton travail à la FREE ? La FREE est-elle fatiguée de toi ?
Philippe Thueler – Mon poste est bien entendu fatiguant à certains moments, comme tout poste à responsabilité. Il y a non seulement des moments de suractivité, mais aussi des situations lourdes à porter. Mais, au-delà de la fatigue ou de la charge, ce que j’ai partagé à mon groupe employeur il y a plus de deux ans, c’est le sentiment de sous-performance dû à la diversité croissante des compétences que ce poste requiert : idéalement, il faudrait être un excellent manager, un bon théologien, un juriste, un meneur et un stabilisateur, un informaticien, un bon communicateur, un visionnaire, un médiateur… Alors, bien entendu, on m’a dit : « Il faut mieux déléguer ! » Et s’il est vrai que ce n’est pas un point naturellement fort chez moi, la configuration actuelle ne facilite pas les choses : les commissions étant composées en majorité de bénévoles, beaucoup de travaux me reviennent, malgré l’immense engagement de chacune et de chacun. Et il me semble que dans une fédération aussi diverse que la FREE, un seul visage, une seule personnalité ne peut suffire à la représenter… Et donc, oui, peut-être qu’une partie de la FREE est fatiguée de ne pas se retrouver en ce que je suis, ou en ce que j’amène comme couleur.
Vivre - As-tu eu besoin de chercher un travail mieux payé ? Etais-tu nostalgique de ton travail d’enseignant ?
Philippe Thueler – Non, la dimension financière n’a pas été un moteur de ma décision de reprendre l’enseignement. C’est plutôt l’envie de travailler à nouveau au service de toute la société qui m’a motivé, et en particulier auprès des jeunes de 16 à 20 ans qui traversent une période si déterminante, et parfois fragile, de leur vie. Dès la rentrée d’août, j’enseignerai donc la physique à 70 % dans un gymnase tout neuf de la région lausannoise. J’ai aussi le sentiment, plein de reconnaissance, d’avoir amené ce que je pouvais à la FREE, en ce qui concerne mes compétences d’organisation et de leadership. Je me réjouis d’avoir encore un 30% pour poursuivre cette transformation de la gouvernance et de l’organisation de la FREE, cette prochaine année scolaire.
Interview de Philippe Thueler
secrétaire général de la FREE