Mon intérêt pour les musulmans m’a conduit dans plusieurs directions : tenir un stand de littérature chrétienne pendant deux ans en région parisienne, dans un marché fréquenté par une population maghrébine, vivre six ans en Egypte comme pasteur de la Paroisse protestante francophone du Caire et d’Alexandrie et participer à la création d’un groupe de dialogue à Yverdon-les-Bains. Mon regard continue d’évoluer et je réalise que les pierres qu’il s’agit de rassembler pour que l’Evangile porte du fruit sont aussi des pierres qui se trouvent dans mon jardin. Je vous en partage six que je continue de rassembler et qui m’aident à construire une relation paisible et pertinente – je l’espère – avec l’islam.
1. Travailler son regard sur l’islam et les musulmans
Dans sa lettre aux Romains, l’apôtre Paul invite ses lecteurs, « pour autant que cela dépende d’eux, à être en paix avec tous » (Ro 12.18). Avec la Paroisse protestante du Caire, nous nous trouvons au Sinaï. L’ascension s’est faite de nuit et nous attendons l’aube en compagnie de plusieurs groupes de chrétiens. L’un d’eux ne cesse de louer le Seigneur avec des chants que nous reconnaissons. Puis, le calme s’installe. C’est le temps de l’appel à la prière du muezzin. Ici, au sommet du Sinaï pas de haut-parleurs dissonants comme au Caire, une simple voix s’élève dans le silence. Bien que je ne partage pas le contenu de cet appel, j’apprécie sa beauté. Nos frères et soeurs ne l’entendent pas ainsi et ils se hâtent d’entonner un chant pour faire cesser cet appel. Quelle était la nature de leur regard ? Un regard qui n’a en tout cas pas permis la rencontre, ou plutôt qui a plongé cette rencontre dans une dynamique d’opposition. C’est vrai que les relations avec les musulmans peuvent être difficiles, mais de grâce qu’elles ne le soient pas à cause de nous !
2. Parler de l’islam et des musulmans selon la règle d’or
Vous connaissez sûrement cette parole de Jésus, qui résume l’éthique du Sermon sur la montagne : « Faites pour les autres tout ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous » (Mt 7.12). Ce propos nous invite à parler de l’islam de la même manière que nous aimerions voir les autres parler de nous. Lorsque quelqu’un, et même s’il interroge notre foi et nos pratiques, parle des évangéliques, j’apprécie qu’il le fasse en connaissant ne serait-ce que notre appellation (évangélique et pas évangéliste !), en connaissant un peu de notre histoire (nos Eglises ne datent pas d’aujourd’hui !). J’apprécie qu’il ne nous assimile pas d’emblée à certains télévangélistes et qu’il ait une idée de notre diversité...
L’esprit de la règle d’or ne doit pas nous interdire d’émettre une parole critique face à l’islam, mais une telle parole doit impérativement être mise en balance avec d’autres paroles. Il existe, dans notre microcosme évangélique, une tendance essentiellement négative et hostile face à l’islam. Certains parlent de cette religion en utilisant uniquement la catégorie du « démoniaque ». A cet égard, il serait utile de réaliser que l’Ecriture nous offre des catégories supplémentaires pour penser les autres religions. Par exemple : les religions en tant que réponses humaines à la conscience diffuse du divin ou encore les religions comme incluant des éléments de la révélation divine.
3. Elargir notre regard sur la persécution
Avant mon départ pour l’Egypte, mon regard était le suivant : les chrétiens (les coptes) sont persécutés dans ce pays. Un regard nourri notamment par la lecture de plusieurs mensuels dédiés au thème de la persécution. Avec le recul, je réalise que ce regard était à la fois une demi-vérité et un demi-mensonge. Une demi-vérité parce qu’il peut coûter cher à des Egyptiens nés musulmans de se tourner vers le Christ. Tout cela sans parler des discriminations subies par la communauté copte : difficultés d’accéder à certains postes clés (dans l’armée, les universités, le monde politique...), difficultés de rénover les lieux de culte et d’ouvrir de nouvelles églises...
Un demi-mensonge parce qu’au quotidien une dizaine de millions de coptes vivent en relation avec septante millions de musulmans et que cela ne se passe finalement pas si mal ! Il est toujours tentant, ici ou là, d’instrumentaliser la persécution à des fins politiques ou financières. Il est donc impératif de prendre en compte la complexité de cette notion. Et même s’il est plus difficile de faire passer un message nuancé, c’est indispensable pour ne pas propager des stéréotypes réducteurs.
4. Se méfier des généralisations et des amalgames
On estime qu'il y a aujourd'hui environ 1,5 milliard de musulmans dans le monde. Sur ce nombre, seule une minorité est arabe : environ 300 millions. N’allons pas croire que tous ces musulmans se rattachent à un seul courant ! Du musulman « sociologique » dont la pratique religieuse est rarissime, au « traditionaliste » qui pratique consciencieusement les rites reçus, en passant par le « réformateur » qui réinterprète sa tradition pour l’inscrire dans le nouveau contexte européen, au « radical » qui rejette en bloc l’héritage des Lumières, sans oublier le « mystique » qui trouve dans la tradition soufie de quoi explorer sa soif d’intériorité... le tableau est large. Et la réalité est sûrement encore plus diverse !
5. Oser questionner nos slogans évangéliques sur l’islam et les musulmans
Durant les premières années de ma découverte de l’islam, j’ai construit, inconsciemment mais sûrement, une représentation où certains slogans avaient une place de choix. J’en cite un : « Allah n’est pas un Dieu d’amour, il est capricieux. » Au cours des années, ces constructions se sont effritées. J’ai rencontré des musulmans qui témoignent d’une relation où l’amour de Dieu fait partie de leur théologie et de leur vécu. Quelle ne fut pas ma surprise de voir l’abondance du langage de l’amour dans la tradition soufie (voir notamment le classique : « Le Traité de l’amour » d’Ibn’Arabî) ! Sans parler du fait que l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah est « Al Wadud » – « Le Dieu qui aime, le Tout affectueux, le Très-Aimant ». Alors même si cette notion d’amour est différente de celle révélée à travers le don de Jésus, nul besoin de la nier ou de la déprécier.
6. Entrer en relation et ne pas se contenter de parler à distance
Notre parole sur l’islam n’aura guère d’épaisseur si elle se contente d’être une parole à distance ou une parole prononcée seulement lors d’une évangélisation. Depuis fin 2008, j’ai le privilège de participer à Yverdon-les-Bains à un groupe de dialogue Musulmans et chrétiens pour le dialogue et l’amitié (MCDA). De tels groupes existent depuis 2002 dans différents endroits du canton de Vaud. La charte du groupe fondateur de Lausanne dit ceci : « Responsables et membres de Centres islamiques, d'Eglises, de communautés et d'associations, nous désirons (...) favoriser le rapprochement mutuel dans l'amitié, sans confusion, ni syncrétisme. Nous voulons couper les racines de la méfiance et de la peur et nous nous engageons, ensemble, à stimuler la compréhension et le respect entre nos différentes religions et cultures. »
Ne serait-ce pas en favorisant de tels espaces au sein de notre société que nous serons le mieux à même de débattre des questions qui nous préoccupent en tant que citoyens ? Des questions comme celles des cimetières musulmans, du port du voile intégral, de l’abattage rituel et de la viande halal, de la liberté pour un musulman de changer de religion...
Christian Mairhofer
Note
1 Découvrir la Déclaration de Lausanne.