Alors que Luther s’est dressé comme un prophète héroïque face au pouvoir impérial et ecclésiastique, Calvin s’est assis dans sa bibliothèque pour écrire de savants et pesants ouvrages de théologie… Telle est l’image contrastée qu’on se fait souvent des deux « grands » de la Réforme protestante. Ce qui explique pourquoi Luther est beaucoup plus populaire que Calvin (1).
Or cette image n’est pas seulement exagérée, elle est fausse ! Le Docteur Luther (comme on l’appelait) est aussi un homme d’étude qui a enseigné la théologie et a beaucoup écrit. Quant à Calvin, il a vécu des temps de clandestinité et d’itinérance, en danger de mort, puis, contre son gré, il a renoncé à ses chères études pour s’engager dans la vie d’une Genève turbulente dont il a d’ailleurs été expulsé durant trois ans. Toute sa vie, il s’est profondément impliqué dans le drame de ses coreligionnaires français persécutés, qu’il a accueillis à Genève et pour lesquels il s’est battu par des interventions au plus haut niveau politique. Quant à son engagement pastoral, il apparaît clairement dans son emploi du temps et son abondante correspondance.
L’un prophète, l’autre docteur
Il est pourtant vrai que le contraste entre le charisme de Luther et celui de Calvin saute aux yeux. Oui, Luther est avant tout un prophète, et Calvin surtout un docteur. Or le Nouveau Testament nous indique clairement que ces deux ministères sont complémentaires et aussi indispensables l’un que l’autre pour une croissance équilibrée de l’Eglise.
Les prédications et les commentaires bibliques de Luther sont pétris de son expérience personnelle, vibrants de la joie que lui insuffle le message libérateur de la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Par ailleurs, ayant souffert du système ecclésiologique et théologique oppressif de l’institution catholique, il se méfie de ce qui est trop codifié et uniformisé, tant dans la doctrine que dans le fonctionnement de l’Eglise.
A l’inverse, Calvin, avec sa formation juridique, éprouve dès sa conversion la nécessité d’organiser de façon claire et ordonnée le message évangélique – très tôt il se lancera dans la rédaction d’une « somme théologique » : L’Institution de la religion chrétienne, et sitôt arrivé à Genève, il se préoccupera de structurer une Eglise qui jusqu’alors n’avait trouvé son unanimité que dans le rejet de la messe et l’expulsion du clergé catholique.
La souveraineté de Dieu en pièce maîtresse
Puisque l’année 2009 est celle du 500e anniversaire de la naissance de Jean Calvin, c’est l’occasion de porter une attention particulière à la cohérence de sa pensée théologique : une architecture dont la pièce maîtresse est le thème de la souveraineté de Dieu. Dieu est Dieu, tout simplement ! Et il faut que l’homme le reconnaisse et le confesse pour pouvoir trouver sa place devant Lui et dans sa création. Calvin le dit dès les premières lignes de son catéchisme : « Dieu nous a créés et mis au monde pour être glorifié en nous. Et il est bien raisonnable que, puisqu’il est l’auteur et le principe de notre vie, nous la rapportions toute à sa gloire. »
Pour Luther, la préoccupation prioritaire est celle de son salut : comment puis-je, moi pécheur, être rendu juste devant le Dieu trois fois saint afin d’échapper à la perdition ? Alors que pour Calvin, le thème prioritaire, c’est : comment ma vie peut-elle glorifier Dieu ? Dira-t-on que c’est une religion inhumaine qui nie l’homme et ses besoins ? Non ! Car le catéchisme de Calvin poursuit : « La vraie connaissance de Dieu, c’est l’honorer, et l’honorer, c’est mettre toute notre confiance en lui, le servir en obéissant à sa volonté, l’invoquer dans toutes nos nécessités, cherchant en lui notre salut et notre bonheur ; et enfin reconnaître du cœur et de la bouche que toutes sortes de bienfaits viennent de lui seul. »
Il n’en demeure pas moins que Calvin a opéré, par rapport à la théologie de son temps, y compris celle de Luther, une révolution copernicienne. L’astronome Copernic a renversé la vision commune qu’on avait du cosmos, démontrant que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais qu’il est le centre autour duquel la terre tourne. De même pour Calvin, ce n’est pas nous, notre salut ou notre bonheur qui est le point focal de la théologie, mais c’est Dieu reconnu et honoré comme Dieu. Ce n’est pas Dieu qui est là pour nous, mais nous sommes là pour Lui.
Une conviction existentielle
Ce théo-centrisme va complètement à contre courant de notre manière habituelle de concevoir la réalité ! Aujourd’hui plus que jamais, dans notre culture sécularisée.
Plusieurs remarques s’imposent ici :
En premier lieu, pour Calvin, la souveraineté de Dieu n’est pas une opinion, une « tendance théologique ». C’est un fait qui a entièrement bouleversé ses projets de vie et l’a jeté dans la tourmente, contrariant son caractère timide et effacé. Impopulaire, Calvin l’a été, mais s’il s’est établi dans cette petite ville de Genève dépourvue de tout prestige intellectuel (2), ce n’est pas pour être acclamé et obtenir la notoriété, c’est parce qu’il a compris que Dieu voulait en faire une tête de pont pour évangéliser la France. Et, à Farel qui lui enjoint de répondre à l’appel des Genevois réclamant son retour après l’avoir banni durant trois ans, il dira : « Si j’avais le choix, je ferais n’importe quoi plutôt que de te céder en cette affaire. Mais puisque je me rappelle que je ne m’appartiens pas, j’offre mon cœur immolé en sacrifice au Seigneur. » Calvin écrit dans l’Institution chrétienne : « Nous ne sommes point nôtres, nous appartenons au Seigneur. Que donc notre raison et volonté ne dominent point en nos conseils et en ce que nous avons à faire. Nous ne sommes point nôtres ; oublions-nous donc nous-mêmes tant qu’il sera possible. Au contraire, nous sommes au Seigneur, que toutes les parties de notre vie soient référées à lui, comme à notre but unique. » Confesser un Dieu souverain, et prétendre en même temps conserver la direction de sa vie serait une grave inconséquence.
De plus, si cette divine autorité concerne la vie du croyant, elle s’étend aussi sur toute la création, en vertu de ce que Calvin appelle la Providence divine. Voici comme il l’exprime dans un commentaire du Symbole des Apôtres : « Toute puissance est attribuée à Dieu : il dirige toutes choses par sa Providence, les gouverne par sa volonté, et les conduit par sa force et la puissance de sa main. Quand il est dit "Créateur du ciel et de la terre" cela signifie qu’il entretient, soutient et vivifie perpétuellement tout ce qu’il a une fois créé. » C’est pourquoi l’influence de Calvin a profondément influencé la civilisation occidentale dans son siècle et bien au-delà. C’est là une dimension qui n’apparaît pas dans la même mesure, ni chez Luther, ni dans le piétisme (enraciné dans le luthéranisme) et les réveils évangéliques qu’il a suscités.
Une souveraineté garante de notre liberté
Ensuite, et il faut le dire avec d’autant plus d’insistance que cela ne va pas de soi, cette autorité du Dieu tout-puissant est garante de notre liberté. Car précisément c’est lorsqu’Adam et Eve ont voulu « devenir comme des dieux » qu’ils ont été expulsés du jardin d’Eden et de son harmonie pour être projetés dans un univers hostile, écrasant. Désormais l’être humain est voué à des puissances qui le dominent, de quelque nom qu’on les appelle : hasard, fatalité, démons, esprits des ancêtres, pouvoir d’un clergé détenant la clé du salut – ou, selon le vocabulaire paulinien, principautés, puissances et dominations. C’est ici que la doctrine calvinienne si honnie de la prédestination (ou de l’élection divine) trouve sa véritable portée : elle consiste à reconnaître que notre destinée terrestre et éternelle n’est pas le jouet d’un destin aveugle ni le fruit d’une décision que l’homme, esclave du péché, est incapable de prendre, mais qu’elle est entre les seules mains de Dieu – un Dieu juste, sage et amour. Luther, qui partage cette doctrine (3), l’exprime dans des termes remarquables auxquels Calvin a sans doute souscrit sans hésitation : « Même si cela était possible, je ne voudrais pas recevoir un libre arbitre ou quelque possibilité de m’efforcer moi-même vers le salut ; non seulement parce que je ne serais pas capable de résister à tant de tentations et de périls, à tant de démons qui nous assaillent ; mais encore, parce que même s’il n’y avait ni périls, ni tentations, ni démons, je serais constamment obligé de peiner en vue d’un but, ma conscience ne serait jamais parfaitement sûre d’avoir assez fait pour satisfaire Dieu. Mais maintenant Dieu a enlevé mon salut à l’action de ma volonté et l’a confié à l’action de sa volonté, et il m’a promis de me sauver non en vertu de mes œuvres ou de mes efforts, mais en vertu de sa grâce et de sa miséricorde. Ainsi je suis sûr et certain qu’il est fidèle et ne me mentira pas, et qu’il est assez puissant pour qu’aucun démon ou aucune adversité ne puisse s’opposer à lui ou m’arracher à lui. »
En somme, les réformateurs auraient pu nous dire : « Esclave ! tu es prédestiné à la liberté ! »
Certes la doctrine de la prédestination est difficile et pose de sérieux problèmes, surtout quand on la pousse dans sa logique ultime pour en faire un système philosophique plutôt qu’une humble et joyeuse confession de foi. Mais l’histoire donne raison à l’interprétation que nous avons esquissée : aux siècles suivant la Réforme, les régions ayant adopté le calvinisme, bien loin de sombrer dans le fatalisme, ont fait un bon en avant dans les domaines économique, intellectuel et social. Se savoir élu de Dieu donne un sens à la vie, une mission, réhabilite le travail et la prise de responsabilités. La fermeté extraordinaire des Huguenots persécutés découle de leur conviction que leur sort était dans les mains d’un Roi infiniment plus puissant que le roi de France, et qu’ils étaient bien plus libres en prison ou aux galères que soumis à la tyrannie de Louis XIII ou de Louis XIV.
Un Dieu qui entre en alliances
Enfin, et surtout, ce Dieu dont Calvin confesse l’autorité absolue et la suprématie glorieuse, n’est pas un Zeus tonnant du haut de l’Olympe ou un Allah devant lequel l’homme n’aurait d’autre choix que de s’écraser. Il est un Dieu qui veut faire de l’homme le partenaire d’une alliance. Toute l’histoire du salut est faite d’alliances successives, par le moyen desquelles Dieu prend l’initiative de restaurer sa créature pour qu’elle réintègre sa position initiale faite en image de Dieu et vivant en communion avec Lui. Expliquant le « Notre Père » dans une page de son Catéchisme, Calvin écrit : « Le trône de Dieu n’est pas seulement un trône de majesté, mais aussi un trône de grâce, devant lequel nous pouvons, au nom de Jésus, avoir la hardiesse de comparaître librement pour obtenir miséricorde et trouver grâce quand nous en avons besoin. »
Le message du salut par la seule grâce de Dieu est en effet au cœur même de la théologie de Calvin. Il suffit ici de souligner que la pleine suffisance de la grâce en Jésus-Christ (sola gratia) s’articule logiquement avec la doctrine de la souveraineté de Dieu. Car nous n’avons aucune ressource pour marchander avec Dieu, comme s’il était possible d’obtenir quoi que ce soit en échange de ce que nous lui offrons. Le roi David ne disait-il pas : « Nous avons tout reçu de toi et nous ne pouvons t’offrir que ce qui nous vient de toi » ? (1 Ch 29,14). Et Paul écrit aux Romains : « Tout vient de lui, tout existe par lui et pour lui. A Dieu soit la gloire pour toujours » (Rm 11,36). C’est selon sa volonté bienveillante qu’il nous a prédestinés à l’adoption, pour que nous célébrions la gloire de sa grâce, selon Ephésiens 1, 5-6.
Loin d’une grâce à bon marché !
A la doctrine du salut par la grâce, on a toujours opposé l’argument déjà servi à l’apôtre Paul : « Péchons donc, afin que la grâce abonde ! » Quelle réponse Calvin donne-t-il au reproche d’un christianisme sans conséquence pratique ? Comment envisage-t-il le fondement d’une éthique chrétienne ?
Tout d’abord, le réformateur n’hésite pas à parler d’obéissance à la loi divine – ce que Luther évite en général de faire, tant il redoute la doctrine des œuvres méritoires qui l’avait tant angoissé avant sa conversion. Pour Calvin, si la grâce consiste à retrouver notre statut de créatures à l’image du Créateur, il est normal que notre vie reflète « l’échelle des valeurs » qui est celle de Dieu. Guéris de notre rébellion, nous le reconnaissons comme notre Père, et en même temps comme notre Roi et législateur. Le mobile de notre obéissance n’est pas l’espoir d’obtenir une récompense, mais d’être simplement cohérents avec notre état de rachetés.
Toutefois, si on se contentait de cette réponse (comme l’a fait le calvinisme par la suite, surtout dans le contexte légaliste du puritanisme), une part importante de la pensée du réformateur nous échapperait. Le Dieu de Calvin est le Dieu trinitaire. On n’insistera jamais assez sur l’importance qu’il attribue à l’incarnation et à l’œuvre expiatoire de Christ. Sa lecture de la Bible est christo-centrique autant que théo-centrique. Il dit : « Les Ecritures doivent être lues avec l’intention d’y trouver Christ. Qui s’écarte de ce but se fatiguera toute sa vie dans l’étude sans jamais parvenir à la connaissance de la vérité. » Dès lors, se contenter d’une grâce à bon marché et sans conséquence sur notre comportement serait insulter le prix de l’amour de Dieu en Christ. L’Institution chrétienne affirme : « Nous disons que la rédemption est gratuite, mais non pas à Christ, auquel elle a coûté bien cher, car il l’a payée de son précieux sang, parce qu’il n’avait nul autre prix, par lequel le jugement de Dieu pût être comblé. »
L’Esprit témoigne à notre esprit
Dieu trinitaire… Mais est-il exact que la troisième personne de la Trinité est le parent pauvre du calvinisme ? Du calvinisme, peut-être, mais non de Calvin ! Certes, on reconnaît que la réformateur discerne l’œuvre de l’Esprit Saint non seulement dans la rédaction des écrits bibliques, mais aussi dans « le témoignage intérieur », par lequel cet Esprit nous convainc que c’est le Dieu vivant lui-même qui nous parle au travers des pages de la Bible.
Ce qu’on oublie par contre, c’est l’accent que met Calvin sur le rôle du Saint-Esprit dans la sanctification du croyant. Dieu est éternel, infini, tout-puissant : c’est sa transcendance. Mais tout autant, il s’approche par son Saint-Esprit de celui qu’il a purifié par le sang de son Fils afin de le rendre digne d’être une habitation de sa personne divine. Pour Calvin, le Saint-Esprit, c’est Christ en nous : « J’élève donc en degré souverain la conjonction que nous avons avec notre chef, la demeure qu’il fait en nos cœurs par la foi, l’union sacrée (4) par laquelle nous jouissons de lui, afin qu’étant ainsi nôtre, il nous dispense les biens auxquels il abonde en perfection. » Il dit aussi : « La conversion est un changement non pas seulement aux œuvres externes, mais aussi en l’âme, une rénovation du cœur. Le renouvellement de vie se fait quand l’Esprit de Dieu, ayant transformé nos âmes en sa sainteté, les dirige tellement à nouvelles pensées et affections qu’on puisse dire qu’elles sont autres qu’elles n’étaient auparavant. »
La sanctification, oeuvre de Dieu en nous
La sanctification n’est pas une œuvre complémentaire à la grâce, fournie par la piété et la vertu humaines. Elle est l’œuvre de Dieu en nous par le Saint-Esprit : la nouvelle naissance est une implantation de la vie divine dans le cœur du croyant. Calvin, c’est vrai, se méfie beaucoup des révélations particulières attribuées au Saint-Esprit. Il combat ceux qu’il appelle les « illuminés » ; émotif, il craint les émotions qui font perdre le contrôle de soi, pudique, il parle avec beaucoup de sobriété de ses expériences spirituelles. De là vient sans doute une indéniable austérité du culte calviniste : on peut le regretter, mais il serait erroné de l’interpréter comme une absence de l’Esprit.
La crainte d’une perception subjective de l’action du Saint-Esprit a incité Calvin à accentuer le rôle de la Bible, non pas interprétée de façon intellectualiste comme si elle était une lettre morte, mais écoutée comme une Parole agissante – et agissante par l’Esprit, justement : « La Parole de Dieu n’est pas pour nous apprendre à babiller, pour nous rendre éloquents et subtils, mais pour réformer nos vies. »
Que par le Saint-Esprit, cette Parole continue d’être vivante et agissante, pour réformer nos vies et celle de nos Eglises !
Jacques Blandenier
Pour aller plus loin dans la comparaison entre le deux figures phares de la Réforme du XVIe siècle : Jacques Blandenier, Martin Luther et Jean Calvin. Contrastes et ressemblances, Dossier Vivre no 29, St-Prex, Excelsis et Je Sème, 2008, 304 p. Prix : Fr. 24.- ou 15 €.
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Notes
1) Fait significatif : douze films ont été réalisés sur Luther… aucun sur Calvin !
2) Quand Calvin est arrivé à Genève, il n’y avait qu’un imprimeur. En 1559, ils étaient soixante-deux – et soixante-douze libraires ! ce que certains ont qualifié de « dictature calviniste » n’a pas été particulièrement étouffante sur le plan intellectuel…
3) S’il n’emploie guère les termes de prédestination ou d’élection, et leur préfère celui de « serf-arbitre » (c’est-à-dire l’esclavage de la conscience et de la volonté), c’est qu’il prend pour point de départ, nous l’avons déjà noté, l’expérience de l’incapacité humaine plutôt que le dessein éternel de Dieu. Et il expose la question sur un ton personnel (« je »), ce que Calvin ne fait pas (N.B. : dans la citation qui suit, c’est nous qui soulignons).
4) Dans la dernière et la plus achevée des éditions latines de l’Institution chrétienne, celle de 1559, Calvin va jusqu’à exprimer l’idée d’ « union sacrée » par les termes étonnants de mystica unio.