L'auteur du livre de l'Ecclésiaste(1) a été qualifié de pessimiste, désabusé, sceptique voire de cynique. A mon avis, rien de tout cela. L'auteur de l'Ecclésiaste est profondément croyant. Il mentionne Dieu à trente-sept reprises. Chacune de ces mentions est d'une grande profondeur. Mais alors pourquoi des affirmations qui paraissent si négatives ? Parce que l'Ecclésiaste est un réaliste. Il dit vrai. Il n'est ni pessimiste, ni optimiste. Il porte un regard lucide sur la vie. Alors que les auteurs bibliques ont souvent une approche idéaliste, méditative, dogmatique ou encore exhortative, l'Ecclésiaste décrit la vie comme il la voit.
L’Ecclésiaste observe que l'oppression est universelle (Ec 4.1-3)
Au début du chapitre 4, il remarque que les puissants ont besoin d’humilier les faibles. Pire, les opprimés ne sont pas consolés (répété deux fois dans le v. 1). Devant une telle fatalité, s'il n'y a pas l'espoir que les choses changent, alors à quoi bon vivre ? Mieux vaut être mort, mieux encore n'avoir jamais vécu. Une visite dans un camp de réfugiés syriens au Liban l'automne dernier m'a donné un tel sentiment.
Le travail est source de jalousie (Ec 4.4-6)
Jalousie des possédants... comme celle des exploités. La méditation se poursuit ! Le travail, offert par Dieu comme signe de bénédiction, est devenu une compétition pour posséder plus que les autres, être au-dessus des autres, aller toujours plus vite, accaparer toujours plus de biens... tel un ressort caché qui pousse à vouloir toujours plus pour surpasser les autres. A l'opposé de la frénésie de l'accaparement, le paresseux se croise les bras par résignation.
La solitude et ses drames (Ec 4.7-8)
Les sociétés dites « traditionnelles » vivent sur le mode du communautarisme. Chacun appartient à un clan familial ce qui suscite une véritable solidarité... mais aussi des servitudes. Dans ce contexte toutefois, « voilà un homme seul sans personne d’autre, il n’a ni fils, ni frère… » (v. 8). L'Occident moderne a développé un style de vie centré sur l'individu de telle sorte que nos sociétés occidentales connaissent l’éclatement des liens sociaux. Plus de 50% des appartements de nos villes sont occupés par des personnes seules. L’homme moderne souffre de solitude. L’Ecclésiaste qui vivait dans une société clanique avait le pressentiment de cette solitude. Il y a des gens qui n'ont personne à qui faire appel lorsqu'ils sont dans la peine. L'homme espère remédier à la solitude par un surcroît de travail et de richesse... c'est encore une illusion.
Les bienfaits de l’amitié (Ec 4.9-11)
L’amitié peut offrir à chacun un meilleur profit, une meilleure solidarité, une meilleure résilience lorsqu’il se trouve dans la peine. « Deux valent mieux qu’un… Car s’il tombe, l’un relève son compagnon… » (v. 9).
Les ambiguïtés du pouvoir politique (Ec 4.13-16)
Le politique est nécessaire et bon pour l’harmonie sociale. Cependant, il est la surface sur laquelle se projettent nos rêves et nos attentes. Ceci amène parfois les politiciens à la démagogie en faisant miroiter des lendemains enchanteurs... Le despote est remplacé par un jeune gouvernant qui suscite des espoirs. Celui-ci devient à son tour un despote et c’est la déception.
La conclusion de ce passage : « Cela aussi est vanité et poursuite du vent » (Ec 4.16c).
La dynamique du livre de l'Ecclésiaste
Au fond, quelle est l'intention de l'Ecclésiaste ? Fait-il une critique sociale ? Si c'est le cas, cette critique est pour le moins sommaire et sans nuances. Elle est décourageante et laisse peu d'espoir. A mon sens, l’Ecclésiaste n’est pas un moraliste qui veut édicter des règles sociales. Son livre n'est pas un recueil de maximes. Son but est de souligner les contradictions et les paradoxes de la vie humaine. Il invite à voir le caractère vrai de l'existence humaine qui est essentiellement contradictoire en elle-même. Dès lors, il faut lire et comprendre l’Ecclésiaste selon le principe de contradiction qui est la clé de son mode de pensée(2).
Nous observons ces contradictions tous les jours en ouvrant le journal ou la TV. A chaque seconde, nous voyons un acte de violence et un geste de tendresse. A chaque seconde, une naissance et une mort, un mariage et un deuil, un sauvetage et une catastrophe, etc. Où est Dieu dans tout cela ? De quel côté est-il dans son silence ? Etant la conscience miséricordieuse de tout, il est le seul à pouvoir supporter l'asymétrie entre le bonheur et le malheur, l'injustice qui divise ceux qui n'ont rien et ceux qui ont beaucoup, la répartition inéquitable des chances, de la santé, de la liberté, la simultanéité du bonheur et du malheur. L’Ecclésiaste est le livre des paradoxes de la vie. Il affirme que le bonheur n'est rien, et ailleurs que la seule chose que l'homme puisse faire de raisonnable dans la vie, c'est de prendre de la joie et du plaisir. Il déclare que sagesse et folie sont identiques, et ailleurs que la sagesse est plus précieuse que tout... C'est cette observation des contradictions de la vie qui lui fait affirmer que « tout est vanité » (Ec 3.19). Vanité... mais non pas abandon, ni découragement. Bien au contraire, le livre de l'Ecclésiaste est un constant appel à vivre. Sa dynamique se résume dans cette phrase : « Pour être prêt à espérer dans ce qui ne trompe pas, il faut d'abord désespérer de tout ce qui trompe »(3).
Désespérer de tout ce qui trompe
La maladie dont souffre l'homme est sa propre nature(4). La vie humaine sans Dieu est une prison, celle de l'angoisse. L'homme est enfermé dans le ghetto du manque d'estime de soi qu'il compense par un surcroît de consommation. La tentative désespérée de l'homme pour fonder en lui-même son existence ne fait que le renvoyer de façon plus humiliante et plus inexorable à sa condition de créature et à sa misère. L'Ecclésiaste imagine même une hypothèse invraisemblable pour justifier son message. Il suppose un homme qui aurait 100 enfants et qui vivrait 2'000 ans... Malgré ce cumul de vie, d'expériences et de richesses, il n'y a pas d'avantage pour lui car tout est vanité (Ec 6.3, 6).
S'attacher à ce qui ne trompe pas
L’Ecclésiaste est une invitation à vivre en relation avec Dieu, à redécouvrir en Dieu un Père et, par là, à retrouver le chemin de son être profond. Il ne saurait y avoir d’entente entre les hommes aussi longtemps que l’individu n’aura pas retrouvé son identité devant Dieu. Celui qui s’est séparé de Dieu ne peut échapper au cercle vicieux de l’angoisse et de l’autodévaluation. « Crains Dieu, écoute sa parole » (Ec 12.13). C'est le seul point fixe, le seul point stable. Toute l'existence humaine se ramène à cela. En dehors de cela l'homme n'est rien... « Ce qui fait exister l'homme, ce qui lui donne en même temps une vérité et une réalité, ce qui le crée, c'est sa relation avec Dieu... C'est tout l'homme, car une fois dépouillé de tout ce que nous avons rencontré comme étant vanité, il ne reste rien d'autre »(5). Vanité de la vie humaine repliée sur soi. Vanité d'une religiosité de surface, ou d'une religion enfermée dans un légalisme autojustificateur.
L'Ecclésiaste dans le Nouveau Testament
Un texte du Nouveau Testament résume particulièrement bien l'Ecclésiaste : « La création a été soumise à la vanité... » (Ro 8.20-23). Le message de l'ensemble du Nouveau Testament souligne que c'est bien ce monde-là (le monde de la vanité) que Dieu aime. C’est le monde de la vanité que Dieu est venu habiter en Jésus-Christ. C’est le monde de la vanité que Dieu veut sauver et transfigurer par sa bienveillance et, par là, donner sens à notre existence.
Jean-Jacques Meylan