"La traite des êtres humains au pilori" par Gabrielle Desarzens

jeudi 07 mars 2013

La lutte contre la traite des êtres humains s’intensifie en Suisse, notamment grâce à la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga. Des ONG chrétiennes et le chanteur Philippe Decourroux saluent cette évolution.

Avec le trafic de stupéfiants et le trafic d’armes, la traite des êtres humains compte parmi les activités les plus lucratives du crime organisé. En Suisse, des centaines d’hommes et de femmes en sont victimes chaque année, que ce soit à des fins d’exploitation sexuelle, de travail forcé ou de prélèvement d’organes. Le combat s’organise.
Sous l’impulsion de la cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP) Simonetta Sommaruga, la Suisse prend cet esclavagisme moderne à bras le corps : un premier plan d’action national de lutte contre la traite des êtres humains a été récemment adopté et une nouvelle procédure de protection des témoins est effective depuis le 1er janvier. Les principales victimes de ce trafic sont les femmes et les jeunes filles, suivies des enfants. Les Nations Unies estiment à 32 milliards de dollars les profits générés dans le monde par la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle représente près de 80% des cas connus.
 
La Mission chrétienne dans les pays de l’Est au front
Quand elles n’ont plus de valeur marchande, les victimes rentrent parfois dans leur pays d’origine « dans un état qu’on n’imagine pas », indique Irène Hirzel, cheffe de projet à la Mission chrétienne pour les pays de l’Est. Notamment en Moldavie et en Ukraine, cette ONG a mis en place des programmes de prévention et d’aide au retour pour les victimes de ce trafic inhumain. Depuis le siège de la mission à Worb, Irène Hirzel se bat aussi contre la pornographie qui est pour elle en lien étroit avec la traite des êtres humains. « La foi en Jésus-Christ me motive bien sûr dans ma lutte. J’essaie surtout de transmettre le message comme quoi chaque être humain a une valeur intrinsèque aux yeux de Dieu. Mais il ne s’agit pas tant de le dire que de le vivre : cela signifie d’abord prendre les victimes dans ses bras et pleurer avec elles. »
 
« J’étais traitée moins bien qu’un animal ! »
En Suisse romande, le foyer pour femmes Au cœur des Grottes à Genève accueille chaque année et depuis 10 ans plus de dix victimes de la traite humaine, dont une majorité liée à l’exploitation de la force de travail. Dans la cuisine communautaire du lieu, Julie* témoigne : « J’étais traitée moins bien qu’un animal, comme si j’étais quelque chose à jeter à la poubelle ! » Originaire de la Corne de l’Afrique, cette jeune femme de 18 ans a vécu 2 ans séquestrée sous la poigne de fer d’une femme d’Arabie saoudite où elle était allée chercher du travail. En été 2011, la famille s’envole pour la Suisse et l’emmène dans ses bagages. Sans savoir dans quel pays elle se trouve, Julie parvient un jour à échapper à la surveillance de ses maîtres. A ses côtés, Elisa* enchaîne : « Moi, j’étais vendeuse de bananes et d’ananas au village. Je viens d’Afrique de l’Ouest. Un jour, un touriste suisse a dit être amoureux de moi, il m’a fait des papiers, et je suis arrivée ici. Mais sitôt dans l’appartement, il m’a enfermée et m’a obligée à recevoir plusieurs hommes par jour. C’était tous les jours, pendant 4 mois, et je n’ai jamais pu sortir. Une fois, il a oublié de fermer la porte à clé et j’ai couru dehors. J’ai dormi dans la rue, sous un pont, c’était à Lausanne. J’ai atterri aux urgences du CHUV, où on m’a fait toutes sortes d’analyses... pour me dire à la fin que j’étais enceinte. »
 
Toujours enfermées
Caroline*, elle, est Française. Rencontrée à Lausanne, elle indique avoir répondu à l’annonce – parue dans des journaux de l’Hexagone – d’un patron en Suisse qui disait rechercher des barmaids, « débutantes acceptées », 3000 euros fixes par mois, hébergement inclus. L’homme est venu la chercher à la gare pour l’amener dans son établissement à l’enseigne Salon de massage érotique, en campagne vaudoise. « On était une douzaine, la moyenne d’âge des filles était de 18 ans, il y avait des mineures. Le patron en a dépucelé certaines avec un godemiché pour le bien-être des clients. Cet homme avait nos papiers, on était toujours enfermées à l’étage, on descendait vers 16h seulement. Il était très persuasif, avait aussi une sacrée stature. Et toujours une batte de baseball avec lui. » Arrêté puis relaxé, ce trafiquant a par la suite été jugé par défaut, condamné à 5 ans d’emprisonnement pour traite d’êtres humains. Il est actuellement en fuite.
Julie et Elisa quant à elles ont témoigné et porté plainte. Aucun de leurs abuseurs n’est à l’heure actuelle derrière les barreaux.
Le climat se dégrade et le marché est toujours plus volatile, commente un inspecteur de la sûreté vaudoise. « Des filles de l’Est arrivent de plus en plus jeunes pour travailler dans le milieu de la prostitution et surtout en rue : elles offrent leurs prestations derrière les réverbères ou dans une voiture, sous l’œil de quelqu’un qui les surveille. Si on s’en inquiète, elles peuvent disparaître en un claquement de doigt. »
Gabrielle Desarzens

*Prénoms d’emprunt

Le site de la Mission chrétienne pour les pays de l’Est.

  • Encadré 1:

    Simonetta Sommaruga : « On ne peut tolérer cela ! »

    La traite des êtres humains ne laisse pas indifférente Simonetta Sommaruga. La conseillère fédérale est passée à l’action.
     
    Madame la conseillère fédérale, est-ce que ce dossier est pour vous prioritaire ?
    Simonetta Sommaruga – Oui, c’est un dossier qui me tient beaucoup à cœur. Ce trafic est une grave atteinte à la dignité humaine et va à l’encontre des droits les plus élémentaires. Tous les cantons sont concernés et un travail de sensibilisation est nécessaire pour montrer que cette forme de criminalité est à combattre, comme on lutte contre le trafic de stupéfiants ou le trafic d’armes.
    La traite humaine est une forme d’esclavage et on ne peut tolérer cela aujourd’hui dans notre pays, dans nos cantons, dans nos villes. La collaboration internationale est aussi essentielle. J’ai d’ailleurs créé un groupe de travail binational avec la Roumanie où je me suis rendue. J’y ai rencontré les autorités, des victimes et des organisations de la société civile. Au niveau international, la Confédération peut et doit selon moi intervenir dans la prévention, la protection des victimes, et bien sûr dans la poursuite pénale : apporter une contribution dans cette dimension, c’est aussi ma motivation.

    Vous dites avoir rencontré des victimes ; dans quel but l’avez-vous fait ?
    Pour moi, une personne qui fait de la politique ne peut rester dans son bureau : c’est pour les gens qu’on fait de la politique. Et je tiens dès lors à connaître ces gens – en l’occurrence les victimes.
    En Suisse, je me suis rendue à Zurich dans ce but. Je suis allée dans un appartement, en fait dans une toute petite chambre, où une victime de traite humaine vivait et travaillait jour et nuit ; elle ne pouvait pas sortir, elle était complètement dépendante. Elle avait peur, ne connaissait aucune des langues de notre pays, et ne pouvait par conséquent pas s’exprimer. En Roumanie, j’ai rencontré une victime qui, pendant une année entière, a transité d’un pays à l’autre sans savoir parfois exactement où elle se trouvait...
    Le plus impressionnant est de découvrir l’état dans lequel ces victimes se trouvent. Le trafic humain peut détruire complètement la personnalité de femmes qui ne parviennent plus à réagir, à se défendre. C’est pourquoi il est important qu’il y ait des gens spécialisés qui puissent les aider à retrouver confiance en elles et à retrouver leur identité. C’est un très grand travail. Et j’ai beaucoup de respect pour la police, mais aussi pour tous ces professionnels qui font ce travail d’aide qui est parfois très lourd.
    Propos recueillis par G.D.

    La traite humaine a été l’objet d’un dossier dans Hautes Fréquence sur RTS-La Premières et d’une série A vue d’Esprit sur Espace 2, à réécouter ou podcaster.

     

  • Encadré 2:

    DVD « Le nouvel esclavage »

    Le chanteur jurassien Philippe Decourroux a réalisé un DVD sur le trafic humain et l’industrie du sexe. Tourné en Moldavie et dans plusieurs quartiers « rouges » d’Europe, le documentaire met cet esclavage moderne dans le collimateur.
     
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