Au cours des quinze derniers mois, l’attitude du gouvernement marocain vis-à-vis de sa minorité chrétienne a dramatiquement changé. En mars 2009, à Casablanca, la police a expulsé cinq femmes étrangères parce qu’elles participaient à une étude biblique. En novembre, dans le nord du pays, cinq autres étrangers ont connu le même sort pour la même raison. Puis, en janvier 2010, un touriste américain, interpellé dans une réunion chrétienne à Marrakech, a été renvoyé sur-le-champ.
Ces expulsions répétées n’ont par ailleurs pas empêché, ce même mois de janvier, la tenue d’une rencontre à Rabat sur «la tolérance religieuse à travers les traités internationaux sur les Droits de l’Homme». Les différents acteurs de la société civile du Maroc et de Mauritanie voulaient ainsi dire leur soutien au principe de liberté religieuse.
A mi-mars 70 étrangers expulsés du pays
Mais le 6 mars, la mécanique policière s’est remise en marche. D’abord présentée comme un «contrôle de routine», l’intervention des policiers à l’orphelinat d’Ain Leuh s’est transformée en perquisition à la recherche de documents compromettants et en interrogatoires pour les enfants et le personnel de l’établissement. Après douze heures d’investigations, la procédure s’est accélérée. Soumis à de nouveaux interrogatoires le lendemain, les membres du personnel se sont vu retirer leurs passeports et ont eu quelques heures pour faire leurs valises et quitter le pays. Ils ont laissé derrière eux 33 enfants profondément choqués et désemparés. Dans la foulée, un moine franciscain ainsi que des protestants latino-américains et asiatiques ont reçu l’ordre de quitter le pays. Cela s’est passé sans qu’aucun d’eux ne puisse contacter son ambassade ou un avocat alors que la loi garantit ces droits et prévoit un délai de quinze jours pour arranger son départ. A mi-mars, l’agence Reuters a signalé que 70 étrangers avaient déjà été expulsés du pays.
Qu’est-ce qui a provoqué ces opérations musclées de la police marocaine? L’orphelinat d’Ain Leuh était enregistré au titre d’organisation chrétienne accueillant des enfants abandonnés. Ces «enfants de la honte», nés de relations adultères ou de l’activité de prostituées, auraient été tués ou placés dans des orphelinats d’Etat s’ils n’avaient trouvé une place là. En dix ans d’activité, les autorités marocaines n’ont jamais relevé le moindre problème concernant le bien-être ou l’éducation de ces enfants. Mais, depuis la nomination de deux nouveaux ministres – Mohamed Naciri à la Justice et Taieb Cherkaoui à l’Intérieur –, le rapport de confiance a fait place à un climat hostile. Khalid Naciri, ministre de la Communication, a en effet déclaré, sans preuve formelle, que le personnel de cet orphelinat avait tiré avantage de la pauvreté de certaines familles et profité de la vulnérabilité de ces enfants pour les gagner à la foi chrétienne.
Un gouvernement fébrile ?
A cette accusation de prosélytisme, les responsables de l’orphelinat ont répondu qu’ils n’avaient exercé aucune pression sur ces enfants pour obtenir leur conversion. Tous ont suivi le programme scolaire marocain et ont, dans ce cadre, pris part aux cours d’instruction islamique. Quant à eux, conformément à une exigence de l’Etat, ils avaient signé un engagement à ne pas «évangéliser» ces enfants, engagement qu’ils assurent avoir respecté.
L’interruption brutale des activités de cet orphelinat et les expulsions répétées de ces derniers mois, pratiquées au mépris du droit, semblent trahir la fébrilité du gouvernement. Apparemment, son malaise augmente à mesure que les chrétiens marocains gagnent en visibilité. Face à ce phénomène, un spécialiste, qui souhaite garder l’anonymat, propose une explication: «Parce que la conversion est un sujet tabou, si le gouvernement donne l’impression de ne rien faire contre tous les missionnaires étrangers qui viennent ‘corrompre l’âme du pays’, cela reviendrait à donner un argument aux islamistes qui pourraient mettre en doute l’islamité de la famille royale et du gouvernement. Or cela, le Maroc ne peut absolument pas se le permettre.»
La liberté de religion ? Oui, mais sans liberté de choix !
Signataire de la Convention internationale sur les droits civils et politiques, les accusations de prosélytisme lancées par le Maroc contredisent son engagement à respecter la liberté de chacun de manifester sa foi. Le 2 avril 2009, un porte-parole du gouvernement marocain a bien exprimé cette contradiction lorsqu’il a déclaré que la liberté de religion n’incluait pas la liberté de choisir sa religion: «La lutte contre le prosélytisme chrétien… ne peut pas être considérée comme une violation des droits humains, car il s’agit d’une action qui cherche à prévenir toute tentative d’affaiblir les valeurs religieuses immuables du pays. La liberté de croyance n’implique pas la conversion à une autre religion.»
Toutes les tensions internes des pays musulmans se trouvent condensées dans cette phrase. D’une part, ils souhaitent apparaître comme de grands Etats modernes et signent le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. De l’autre, ils cèdent souvent à une minorité politique qui exerce des pressions constantes sur leur gouvernement afin de redéfinir les normes du droit en fonction de critères religieux. A cet égard, les pays du Moyen-Orient ont quelques longueurs d’avance sur ceux du Maghreb. Là, depuis une vingtaine d’années, comme le dit le journaliste Dalal Al-Bizri, «la terminologie laïque – l’Etat de droit, la loi, les citoyens – a été remplacée par un vocabulaire religieux. Aujourd’hui, la justice et l’injustice sont remplacées par le licite et l’illicite, le droit par la charia, l’Etat-nation par le califat. L’islamisme a imposé son vocabulaire, ses catégories et ses normes. Et cela a écarté les chrétiens du champ de vision.»
Plus musulman que les islamistes ?
Est-ce la pente sur laquelle le Maroc s’est récemment engagé? Il est sans doute trop tôt pour le dire mais la tentation du roi pourrait être grande d’adopter vis-à-vis des islamistes la réponse pragmatique, mais fatale, d’Anouar El-Sadate: «Les islamistes mettent en avant leur foi? Alors, soyons plus musulmans qu’eux!» Ne serait-ce pas là l’explication à la nomination de deux nouveaux ministres et à l’expulsion soudaine et non motivée d’expatriés chrétiens qui ont suivi?
Si le gouvernement marocain commence à céder aux exigences des islamistes, toute une série de questions se pose immédiatement. D’abord, où s’arrêteront les concessions? Ensuite, qu’est-ce qui empêchera une plus grande détérioration de l’Etat de droit, comme c’est le cas au Moyen-Orient? Et qu’est-ce qui permet au roi et à son gouvernement de penser qu’au jeu des concessions ils sortiront vainqueurs? A ce propos, un certain 6 octobre 1981, un groupuscule radical issu des Frères musulmans s’est chargé de dissiper les illusions dont Sadate se berçait en l’éliminant physiquement. Mais surtout, qu’est-ce qui empêchera la persécution en règle des chrétiens de nationalité marocaine et de tout autre citoyen qui déplairait aux islamistes?
L’image déplorable que les islamistes donnent de leur religion a des effets extrêmement dommageables sur leur propre pays. Mais elle alimente aussi la peur et l’allergie qu’éprouve une partie importante des électorats européens. De ce fait, elle complique sérieusement le processus d’intégration des musulmans vivant en Europe, et elle suscite un sentiment de honte et de confusion chez beaucoup d’entre eux.
Quand les modérés sortiront-ils du bois ?
Que faire en pareille situation? Appeler au respect des valeurs démocratiques? Exercer des pressions diplomatiques? Exiger le respect des droits humains comme condition à la signature de contrats commerciaux? Mener des campagnes de presse en faveur de la liberté religieuse dans ce pays? On est actuellement loin d’avoir utilisé tous ces moyens! Mais il faut souligner que ce problème est d’abord une question interne à l’islam: c’est aux modérés d’œuvrer pour la paix et de montrer que, au Maroc, il est possible d’être chrétien, juif ou musulman tout en aimant son pays et en le servant loyalement. C’est ce changement qu’il faut encourager par tous les moyens possibles afin que ce pays retrouve sa réputation d’accueil et de sagesse.
Christian Bibollet, de l’Institut pour les questions relatives à l’islam (Réseau évangélique suisse).
Opinion parue dans Le Temps du 28 mai 2010
Les intertitres sont de l’équipe de rédaction de lafree.ch.
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