Mahalia Jackson naît en 1911 à la Nouvelle-Orléans, à la Water Street, à quelques encablures du Mississipi. Ce fleuve qui traverse sur plus de 3'500 kilomètres les Etats-Unis du nord au sud et qui achève sa course en Louisiane. Fondé par les Français au début du XVIIIe siècle et vendu en 1803 par Napoléon aux jeunes Etats-Unis d’Amérique, cet Etat n’est rien moins que la patrie du blues et du jazz. Point de vue musiciens, la Nouvelle-Orléans ne dépareille pas puisqu’elle a vu naître des personnalités aussi extraordinaires que Sydney Bechet, Louis Armstrong ou Fats Domino.
La famille de Mahalia Jackson fréquente l’Eglise baptiste de son quartier : la « Mount Moriah Baptist Church ». A côté de ses activités de docker, John A. Jackson, le père, y prêche régulièrement le dimanche. A 5 ans, la petite Mahalia, troisième de 6 enfants, perd sa maman. Suite à ce drame, elle est prise en charge par une tante qui travaille comme cuisinière dans une famille blanche. La vie de Mahalia change. Finies les journées à flâner autour de la maison, place au travail et à l’Eglise, les deux maîtres-mots qui constituent l’essentiel de l’agenda de Tante Duke.
A la Nouvelle-Orléans, la scène musicale est dynamique. Dans les quartiers chauds, pas bien loin du domicile de Mahalia Jackson, on y joue du jazz. Le blues a aussi droit de cité. Mais Tante Duke ne voit pas d’un bon oeil ces musiques. Elles lui paraissaient le lot de personnes dissolues, de l’influence desquelles elle veut préserver sa fille d’adoption. Plus tard, Mahalia Jackson dira pourtant qu’elle a ressenti les impressions musicales les plus fortes durant son enfance en suivant les cultes de l’Eglise de sainteté, la Holiness Church de la Nouvelle Orléans, mais aussi en écoutant les voix des chanteuses de blues noires comme Bessie Smith ou Ma Rainey, ou du chanteur classique blanc Enrico Caruso.
En 1928 à Chicago
En 1928, Mahalia Jackson quitte le sud ségrégué des Etats-Unis, pour le Nord, une région où les Noirs bénéficient de davantage de liberté. Elle s’installe auprès d’une tante dans la banlieue sud de Chicago, où vivent déjà 300'000 noirs. Elle s’engage dans la Greater Salem Baptist Church et ne tarde pas à se faire remarquer, comme soliste, au sein de la chorale de cette Eglise. Les fils du pasteur lui proposent de rejoindre leur groupe de gospel. Mahalia forge ainsi ses premières armes avec les « Johnson Gospel Singers », un des premiers groupes mixtes de l’époque. Déjà à ce moment-là, Chicago abrite quelques grandes figures de la musique noire américaine. La jeune fille de la Nouvelle-Orléans rencontre le pianiste de jazz Thomas A. Dorsey. Ce fils d’un prédicateur de village de Géorgie avait fait carrière sur la scène blues et jazz, et accompagné les plus grands. Notamment la chanteuse de blues Ma Rainey. Après un retour à la foi, Thomas Dorsey devient l’un des animateurs de la culture musicale des Eglises noires de Chicago. Avec son bagage de pianiste de jazz, il invente un nouveau style de musique d’Eglise qui fera fureur auprès des jeunes de son temps : le gospel. Un style qui n’est plus marqué par la tragédie de l’oppression raciale, comme l’étaient les négro spirituals, mais qui déploie la joie d’une liberté en Jésus-Christ, qui n’attend qu’une chose : trouver son plein déploiement dans la société.
Son premier disque
Mahalia Jackson ne rejoindra pas Thomas Dorsey et la chorale de l’Ebenezer Baptist Church, dans laquelle il est actif. Elle reste dans la Greater Salem Baptist Church jusqu’à la fin de sa vie. En 1935, elle occupe des emplois subalternes d’ouvrière ou de domestique. Elle rêve de devenir infirmière, mais l’argent manque pour financer sa formation. En 1937, elle enregistre son premier disque, avec quatre titres parmi lesquels « God’s Gonna Separate The Wheat From The Tares » (Dieu va séparer le bon grain de la balle). Le succès n’est pas au rendez-vous, même si son art transparaît déjà dans ces gospels : plaintes murmurées, grondements soufflés et charge émotionnelle forte !
En 1938, Mahalia Jackson se marie et ouvre un institut de beauté. Ike Hochenhull, son mari, est conscient des dons phénoménaux de Mahalia. Il essaie de la pousser vers une carrière profane qui pourrait s’avérer particulièrement lucrative. Mahalia Jackson refuse. Elle est convaincue que sa vocation est dans le service de Dieu. Elle ne dérogera jamais à cette conviction fondamentale : « Quand j’étais jeune, aimait-elle à dire, j’ai lavé les assiettes, gratté les parquets, fait la lessive, rien que pour aider ma famille à vivre. Je connaissais le blues, et il y a du désespoir dans le blues... Je chantais la musique de Dieu, parce qu’elle me donnait l’espérance. J’ai toujours besoin de l’espérance et du bonheur que me donne la musique de Dieu. Pour moi, cette musique, c’est une sorte de triomphe personnel sur chaque difficulté, une solution à chaque problème, un petit sentier vers la paix... »
Son couple bat de l’aile et l’amène au divorce, mais Mahalia poursuit son chemin et intensifie ses collaborations musicales. Elle fréquente désormais le cercle très convoité de Thomas Dorsey. Il l’accompagne même personnellement au piano lors de tournées où elle interprète les gospels du maître : « Precious Lord, Take my Hand », « Précieux Seigneur, prends ma main » notamment.
Consacrée « Reine du Gospel »
Le 3 octobre 1946, quasi 10 ans après une première tentative et une guerre mondiale, Mahalia Jackson franchit à nouveau les portes d’un studio d’enregistrement de New-York pour le label Apollo. Elle enregistre quatre titres dont « I Want To Rest », « Je veux me reposer ».
« I Want To Rest » et les trois autres titres connaissent un démarrage timide. Il faut attendre encore une année avant que n’arrive le premier grand triomphe discographique de Mahalia Jackson. « Move on Up A Little Higher » (Elève-toi un petit peu) est le titre qui la lance. Il est gravé dans la cire le 12 septembre 1947 et se vend à 50'000 exemplaires en moins d’un mois. Le million d’exemplaires est bientôt dépassé. Les disquaires parviennent à peine à satisfaire la demande. En l’espace de quelques mois, Mahalia Jackson devient aux yeux du public noir comme du public blanc : la reine du gospel. Dès lors elle se lancera dans des tournées aux Etats-Unis, avant de partir à la conquête du coeur des Européens en 1950.
En 1954, Mahalia Jackson signe un contrat avec la maison de disques Columbia. Elle enregistre une série impressionnante de titres et anime même son propre programme hebdomadaire de radio sur la chaîne CBS. Mahalia Jackson devient une immense vedette. Toutefois elle ne renie rien de ses origines modestes, de son appartenance au peuple noir et de ses convictions de foi qui font d’elle une témoin du Christ aux quatre coins du monde.
Au festival de jazz de Newport en 1958, elle connaît le triomphe. Elle avait jusque-là toujours refusé de chanter dans un festival de jazz. Le seul terme de « festival de jazz » l’irritait. Ce n’est qu’après l’avoir assurée qu’elle pourrait chanter ses chants comme elle le souhaitait, que les organisateurs la virent accepter de donner un concert dans le cadre de leur festival. Ce fut un triomphe !
Aux côtés de Martin Luther King
Très impliquée dans la lutte pour l’égalité entre Noirs et Blancs, Mahalia Jackson devient, dans les années 50-60, l’une des artistes qui soutient de près les activités du pasteur Martin Luther King Jr, champion de la cause des droits civiques. Leur collaboration remonte même au boycott des bus de la ville de Montgomery. Le 1er décembre 1955, Rosa Parks, une couturière noire, est arrêtée pour avoir refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus ségrégué. Cette arrestation déclenche un boycott des bus de la part de la communauté noire (1).
Mahalia Jackson est sollicitée pour donner un concert à Montgomery afin de récolter des fonds. « J’ai été la première chanteuse de gospel à soutenir le mouvement », dira-t-elle fièrement plus tard. Si Martin Luther King est incontestablement la tête pensante du mouvement des droits civiques, Mahalia Jackson en devient le « symbole », comme le relève le magazine Time.
En 1963, lors de l’immense rassemblement de Washington à l’occasion duquel Martin Luther King prononcera son fameux discours « I Have A Dream » (J’ai fait un rêve), Mahalia Jackson est de la partie. En fait à cette époque, elle est même membre du directoire de la Southern Christian Leadership Conference, l’une des organisations faitières qui pilote le mouvement. Le 18 août à Washington, devant le mémorial Lincoln, Mahalia Jackson intervient juste avant le pasteur noir et chante deux chants. Le premier, suggéré par King au moment où elle se lève pour monter à la tribune : « I Been’buked and I Been Scorned ». La chanteuse de Chicago se lance et reprend ce vieux spiritual peu connu : « J’ai été injurié et on s’est moqué de moi. Je vais le dire à mon Seigneur. Lorsque je serai de retour à la maison, je lui dirai combien vous m’avez maltraité. » Les 250'000 personnes qui participent à la manifestation n’arrêtent pas de battre des mains avant qu’elle entame un second chant, un gospel : « How I Got Over » (Comment suis-je parvenu à surmonter ?) qui ouvre le chemin à Martin Luther King et à son « I Have A Dream ».
« Prends ma main, précieux Seigneur »
Fidèle en amitié jusqu’au bout, Mahalia Jackson trouve les forces de chanter au service funèbre de King en 1968. Accablée par la tristesse suite à l’assassinat du leader noir, elle interprète un classique du répertoire gospel, une oeuvre de Thomas Dorsey écrite dans le deuil : « Take My Hand Precious Lord », « Prends ma main, précieux Seigneur ».
Par rapport à son rôle dans le mouvement des droits civiques, elle confiera un jour : « J’espère toujours que mes chants aident à écarter la haine et la crainte qui séparent les Noirs et les Blancs dans ce pays. »
Atteinte de difficultés cardiaques, Mahalia Jackson s’éloigne peu à peu de la vie publique. Elle rend son dernier souffle en janvier 1972, alors qu’elle vient d’avoir 60 ans. « La cause de la justice, de la liberté et de la fraternité a perdu l’un de ses plus fervents combattants, dira Coretta King, la veuve de Martin Luther King à son service funèbre, une personne dont l’engagement n’avait pas de fin. Elle était noire, fière et belle. Ses chants sont profondément enracinés dans l’expérience du peuple noir. »
Serge Carrel