En 2014, la Ville de Genève, se plaignant d'un « envahissement » du domaine public par des groupes religieux en tous genres qui importuneraient les passants, ne fait pas dans la demi-mesure. Elle décrète une interdiction générale des stands religieux sur le domaine public. Plusieurs associations ont fait recours et obtenu gain de cause, au printemps 2015, auprès du Tribunal administratif de première instance de Genève. Ce dernier a constaté que cette interdiction systématique présente une restriction disproportionnée du droit à la liberté religieuse.
Dans le contexte des mesures prises pour lutter contre la propagation de la Covid, le canton avait décidé d'interdire les services religieux. La Chambre constitutionnelle genevoise a suspendu cette mesure, constatant là aussi une ingérence disproportionnée dans la liberté religieuse des croyants.
En février 2019, les citoyennes et citoyens de Genève ont adopté la Loi sur la Laïcité de l'Etat. Deux éléments de cette loi ont été jugés inconstitutionnels.
D'une part, l'interdiction faite aux élus dans les instances législatives – Grand Conseil et conseils municipaux – de porter des signes religieux extérieurs. La Cour constitutionnelle a estimé, fin 2019, que cet article de la Loi contrevenait à la liberté religieuse, en tant que les élus ne représentent pas l’Etat mais la société, et que le pluralisme implique que tous les courants puissent être représentés dans les organes législatifs.
Débouté, mais persévérant
D'autre part, l’article 6 de la Loi sur la Laïcité de l'Etat prévoyait une interdiction de principe des manifestations publiques de nature cultuelle, en n'autorisant ces manifestations qu'à titre exceptionnel. Cette interdiction de principe a été invalidée par le Tribunal fédéral en 2022.
Pour autant, le Canton n'a pas revu sa pratique en la matière. Au contraire ! Au cours de la même année, il a décidé d'interdire désormais les baptêmes au Lac, alors qu'ils étaient encore explicitement autorisés jusque-là. Il a également rejeté la demande d'une paroisse catholique d’organiser une procession à l'occasion de la Fête-Dieu. En ce qui concerne ce second cas, la chambre administrative a donné tort au Canton. Toujours aussi acharné, et refusant de lâcher le morceau, le Canton a fait recours contre la décision de sa propre Cour de justice. Dans une décision datant de septembre 2023, le Tribunal fédéral refuse d'entrer en matière dans cette querelle opposant deux organes du même Canton. En ce qui concerne l'interdiction des baptêmes lacustres, un recours est encore en traitement devant le Tribunal fédéral.
Dans tous ces faits, il faut constater que la manière dont la laïcité est pratiquée à Genève entre en conflit répété avec les principes de la liberté religieuse. On peut s’interroger sur l’origine de cette crispation. Sur le plan historique, on peut tirer un parallèle avec la France. Celle qui était le « fille aînée de l’Eglise » (catholique) a réagi contre une longue tutelle du religieux en adoptant une laïcité combative, et souvent une mentalité anti-cléricale. De la même manière, Genève, « Cité de Calvin » semble avoir constitué une nouvelle identité en réaction contre son passé marqué par la présence du protestantisme dans la vie publique. Cependant, à Genève, ce sont les expressions visibles du catholicisme durant le Kulturkampf (deuxième moitié du XIXe siècle) qui ont conduit à l’interdiction du culte public.
Notons aussi que la France n’a pas de problème à autoriser des processions et autres manifestations religieuses sur le domaine public. Elle a compris que celui-ci est le lieu du pluralisme, et non de la neutralité qui s’applique aux instances de l’Etat.
Peur de l’Islam
Un autre élément peut être la crainte de l’Islam, de ses expressions et de ses franges les plus militantes. Mais les principes égalitaires interdisant de cibler une religion précises, toutes se retrouvent mises sous le couvercle.
A ce sujet, il faut souligner que, si l’Islam dérange sur le plan idéologique, il convient d’avoir un débat d’idée avec lui, que ce soit en tant que chrétiens, ou en tant que libre-penseurs, agnostiques ou autre. C’est ainsi qu’une société démocratique et pluraliste gère les désaccord, et non en restreignant les droits fondamentaux.
Du reste, les libertés fondamentales existent, entre autres, pour limiter ce que les autorités ou une majorité peuvent imposer aux minorités et aux courants impopulaires. Ces libertés font parties de l’idéal démocratique dont Genève et la Suisse sont porteuses. Cela doit valoir que la majorité soit religieuse ou séculière.
Genève a donc besoin de repenser sa laïcité, afin de demeure une saine indépendance de l’Etat vis-à-vis du religieux. Il s’agit de ne pas étouffer le vécu et l’expression publique de la foi et de respecter les principes constitutionnels et les droits humains, dont la « Cité de Calvin » se veut porteuse.
Jean-René Moret, pasteur dans l’Eglise évangélique de Cologny (FREE)
Michaël Mutzner, collaborateur scientifique à Christian Public Affairs
(1) Cet article a paru dans le journal « Le Temps » du 30 novembre 2023.