Relations réformés-évangéliques : non aux caricatures !

mardi 23 février 2010
Il y a deux façons de comprendre notre vocation dans le monde. Celle des Eglises qu'on appelle « de multitude » et celles des Eglises dites « de professants ». Peuvent-elles se reconnaître mutuellement dans leur complémentarité ? Sont-elles inconciliables ? La déchristianisation accélérée modifie-t-elle en profondeur les données du problème ? Réformés et évangéliques: qui est le mieux placé pour évangéliser la population ?
Le théologien évangélique Jacques Blandenier, pasteur et formateur d’adultes retraité, nous propose son regard.
Le courant évangélique ne s'identifie pas à une dénomination particulière. En Suisse, on le rencontre, majoritairement, dans diverses « communautés évangéliques », c'est-à-dire dans des Eglises indépendantes de l'Etat, nées pour la plupart au XIXe et au XXe siècle, et présentant par ailleurs des colorations assez diverses. Mais ce courant évangélique existe aussi au sein des Eglises dites historiques ou officielles, où il constitue souvent un noyau militant.
Ainsi, ce n'est pas vraiment rendre justice aux faits que de mettre face à face « réformés » et « évangéliques ». De nombreux réformés s'identifient au courant évangélique, et il faut espérer que tous les évangéliques se reconnaissent volontairement et fièrement comme d'authentiques descendants de la Réforme.

Où est la fracture ?
S'il existe une fracture nette et aisément identifiable entre les « Eglises historiques » et les « communautés évangéliques », c'est sans doute dans le domaine de l'ecclésiologie qu'on peut la repérer le plus aisément : les premières sont multitudinistes, les secondes des Eglises de professants (c'est-à-dire formées de membres ayant confessé personnellement leur foi). Sur le plan des principes, la différence est évidente. Mais, nous le verrons plus loin, les faits nous contraignent à admettre une réalité pas toujours conforme à la théorie...
Pour l'instant, contentons-nous de cette description rapide: on peut qualifier certaines Eglises d'« historiques » non seulement parce qu'elles ont un long passé, mais parce qu'elles entretiennent volontairement avec ce passé une relation de continuité. Ces Eglises, même actuellement confrontées à une société en voie de déchristianisation rapide, acceptent l'héritage légué par plus d'un millénaire de chrétienté. Or la chrétienté, c'est à la fois une culture et une religion, une civilisation et une Eglise censée englober, de gré ou de force, l'ensemble de la population d'un pays (1).

Deux façons d’être multitudiniste
Soyons justes: il est évident que ni les Réformateurs, ni bon nombre de leurs successeurs ont prétendu que toute la population de leur pays était l'authentique Eglise du Christ. Luther allait jusqu'à dire: il n'y a pas un vrai chrétien sur mille! Et Bucer, le réformateur de Strasbourg en qui Calvin a vu son maître, a tenté de constituer de petites communautés de chrétiens engagés (à ses yeux, la véritable Eglise) mais en les maintenant dans le cadre de la grande « Eglise » rassemblant l'ensemble de la population. Cependant globalement, la Réforme, et spécialement sa branche zwinglienne dont le protestantisme suisse est issu, a maintenu la notion d'Eglise de multitude (2). Dans le pire des cas, cela laisse entendre que l'Eglise est l'aumônière de la société: elle est une institution (pour ne pas dire un clergé) chargée de gérer la dimension religieuse de la vie publique, comme d'autres institutions (éducation, justice, armée, etc.) se chargent d'autres secteurs au nom et au profit de l'ensemble de la population. Or on constate que la grande majorité de nos concitoyens souhaite ce type de « prestations », et s'en contente.
Dans le meilleur des cas (et, croyons-nous, c'est le plus fréquent actuellement), la conviction de devoir maintenir une Eglise de multitude consiste à envisager l'ensemble de la population comme formée de « croyants potentiels », et à ne cesser d'offrir à cette population les moyens de concrétiser cette potentialité. C'est pourquoi on ne se borne pas à baptiser, marier, enterrer les gens pour leur donner une couche de vernis religieux propre à anesthésier leur inquiétude spirituelle. Mais on s'efforce de les rejoindre pour leur communiquer l'Evangile, au moyen du catéchisme, des fêtes religieuses, des préparations au baptême et au mariage, des visites aux malades et aux endeuillés (laissons de côté le culte public qui, fréquenté par les seuls convaincus, n'est plus guère « multitudiniste », et les ouvertures dans les mass media qui ne peuvent distiller le message qu'à dose homéopathique). Dans quelle mesure les moyens invoqués ci-dessus sont-ils, pour les ministres du culte reconnu « officiel », autant de portes ouvertes, d'occasions d'évangéliser leurs « fidèles »(!)?, dans quelle mesure se satisfait-on de ce christianisme de surface qui n'apporte pas grand-chose et ne dérange personne? Il ne nous appartient pas d'apporter ici un jugement: « Qui es-tu, toi qui juges un serviteur d'autrui [et cet ‘autrui’ est le Seigneur]? » (Ro 14.4)

Deux façons d’être évangélique
Les Eglises évangéliques pour leur part croient que l'Eglise du Christ est formée uniquement de ceux qui ont reçu personnellement la grâce du pardon de leur péché et que le Saint-Esprit a convertis à une vie nouvelle. Et non seulement elles le croient, mais elles sont convaincues qu'il faut le dire clairement, et oser la rupture. Rupture avec les siècles passés de chrétienté pour retrouver la situation de l'Eglise primitive. Rupture avec la société contemporaine qu'il faut bien appeler « le monde », un monde perdu et appelé à la repentance. Dans le pire des cas, cela conduit à une séparation pharisaïque d'avec la société, et au repli sur des ghettos de prétendus « purs » souvent fractionnés entre eux, et par là même frappés d'insignifiance, c'est-à-dire dépourvus de sens pour le monde qui les entoure. Dans le meilleur des cas (nous osons croire ici aussi que c'est le plus fréquent), les Eglises évangéliques se savent et se veulent envoyées – autrement dit missionnaires – mandatées par le Seigneur non seulement pour prêcher l'Evangile, mais pour offrir au monde l'alternative d'une vie communautaire nouvelle et différente par l'action de l'Esprit, reflet anticipé du Royaume de Dieu, malgré toute l'ambiguïté et les infirmités inhérentes à la condition humaine.

Les caricatures qui masquent l’autre
L'intention de cet article n'est pas de renvoyer les deux camps dos à dos. Pour ma part, je déclare sans ambages que je ne suis pas membre d'une Eglise évangélique simplement par héritage familial, mais par conviction personnelle. Mais j'ose ajouter: j'ai choisi mon camp à condition qu'on ne me demande pas d'en faire un camp retranché!
« Dans le meilleur des cas... dans le pire des cas... », disions-nous plus haut. Il faut que nous nous interdisions, de part et d'autre, de nous faciliter la tâche en caricaturant l'autre. En le soupçonnant a priori. En pratiquant l'exclusive là où l'amour du Christ nous appelle au contraire à l'accueil et à l'effort de comprendre (étymologiquement: prendre avec!). Cette démarche ne nous est ni spontanée ni acquise une fois pour toutes. Elle demande persévérance et sanctification, elle exige l'humilité et la foi dans l'œuvre de Dieu en l'autre. En réalité, il est beaucoup plus facile, beaucoup plus naturel (c'est-à-dire charnel) de dire: les « multitudinistes » bradent la vérité et l'exigence de l'Evangile pour plaire à tous, ou alors: les « professants » forment des ghettos sectaires, orgueilleux et légalistes. Sans doute, l'apparence donne parfois raison à ce type de jugements méprisants (jugement et mépris: les deux grands sapeurs de la communion en Christ, selon Paul. Voyez Romains 14.10). Mais il faut plaindre ceux qui en restent là, car ils souffrent d'une cécité les empêchant de voir le magnifique travail de Dieu ailleurs que dans le cadre étroit qu'ils prétendent Lui imposer.

Repentance
Cette présentation se voulait jusqu'ici plutôt descriptive, sinon objective. Elle demande une conclusion un peu plus directe et engagée. Elle s'adresse aux chrétiens des Eglises évangéliques, car c'est à eux que cette contribution est destinée en priorité. Mais que c'est difficile, Seigneur! Veux-tu surtout nous encourager en affermissant notre certitude que l'Eglise doit être séparée du monde pour que tu puisses l'y envoyer? Veux-tu plutôt nous remettre en question dans notre bonne conscience un peu triomphaliste d'Eglises « qui marchent », donc plus spirituelles et plus fidèles que les autres?
Ce qu'il faut dire d'abord, c'est que nous sommes sans cesse appelés à la repentance – c'est-à-dire à un changement de mentalité. Nous nous satisfaisons facilement de nos (petites) salles de culte bien remplies et à l'atmosphère chaleureuse. Fiers de ce qui nous semble être une croissance numérique, nous oublions que notre évangélisation n'atteint qu'une frange infime de la population du pays. Nous nous sommes résignés à la marginalité, à la non-contribution à la vie d'une société en crise. Nous nous satisfaisons d'un christianisme qui concerne notre vie privée, notre bien-être spirituel. Le confort de notre âme nous occupe beaucoup plus que le désarroi de notre prochain, que la solitude de l'étranger à nos portes.
De plus, il serait profondément injuste de ne voir qu'une solution de facilité dans l'obstination des multitudinistes à ne pas « lâcher le morceau », à se vouloir solidaires de tout un peuple. Ces frères mènent là un combat redoutable qui doit nous mettre en question. En fait, nous sommes souvent bien contents qu'il y ait l'Eglise « de multitude » derrière nous pour continuer de maintenir une influence chrétienne sur la vie de la société et récupérer ceux que nous négligeons ou à qui nous donnons l'impression de placer la barre trop haut.
Tout de même, les Eglises réformées vivent bel et bien par leurs noyaux professants, tandis que les actes ecclésiastiques qu'elles doivent assurer pour des gens notoirement indifférents sont souvent source d'un douloureux dilemme pour leurs pasteurs – nous n'en sommes souvent pas conscients. Quant aux Eglises évangéliques, elles ont toutes leurs périphériques: ceux qui étaient dedans et peu à peu s'éloignent, ceux qui se sont approchés mais tardent à faire le pas décisif. D'une manière qui n'est pas si étrangère à une sensibilité multitudiniste, nous continuons à leur signifier accueil et ouverture, sans leur claquer la porte au nez!
Ces considérations n'entament pas les principes, mais la facilité avec laquelle nous nous donnons raison et condamnons les autres.

...Et conviction

Et pourtant! Lorsque la Bible nous présente une Eglise primitive militante, confessante, minoritaire, ce n'est pas là le simple produit de circonstances historiques désormais caduques. Le combat des Apôtres, ce n'est pas d'abord d'être le plus nombreux possible quitte à se contenter d'adhésions au rabais, mais d'être d'authentiques disciples du Christ, reflets de Celui qui a été méprisé et rejeté par les hommes. Il faut admettre que la Croix, non en tant que « symbole chrétien », mais en tant que condition de vie de l'Eglise du Christ, se marie difficilement avec le concept multitudiniste.
Il y a une manière englobante de parler de la grâce qui la vide de sa substance. Elle n'a de réel contenu que pour celui qui est conscient qu'il est perdu – parce qu'on l'a assez aimé pour le lui dire! Le pardon n'a de valeur décisive que pour le coupable conscient. La réconciliation avec Dieu est dépourvue de portée pour celui à qui on laisse entendre que dès sa naissance il est déjà dans Son camp. Contrairement à ce qu'on croit, atténuer la limite entre le monde et l'Eglise ne facilite pas l'entrée dans l'Eglise. Comment les gens entreraient-ils en effet si, par crainte de les éloigner, on n'ose plus leur dire qu'ils sont dehors? Jésus n'a jamais masqué ce qu'il y a d'irréductible entre le monde et le Royaume de Dieu et c'est pourquoi son appel pouvait être puissant. Alors que l'indifférence croissante de la population pourrait bien être le fade résultat de la peur qu'a l'Eglise d'être différente.

Passeurs et non douaniers !

Il y a une frontière entre l'Eglise et le monde, la Bible le dit de multiples manières. Rappelons-nous seulement qu'il appartient au Seigneur et à la clarté du message qu'il nous confie de faire émerger cette frontière. Et non à l'esprit de jugement ou à la plus ou moins grande tolérance de ceux qui prétendent ériger leurs principes et leurs convictions en absolus. Il y a une frontière... Mais Dieu ne fait pas de nous des douaniers. Il nous appelle à être des passeurs.
En résumé, gommer le principe d'une frontière entre l'Eglise et le monde est un leurre. La non-conformité de l'Eglise au monde est la seule raison qui peut pousser quelqu'un à y entrer. Mais à condition que cette non-conformité soit le résultat d'une conformité au Royaume de Dieu. Evangéliques, admettons que notre argument prend ici la trajectoire d'un boomerang!

Jacques Blandenier, pasteur et formateur d’adultes en retraite
  • Encadré 1: Notes :
    1. C'est un acquis récent que d'admettre que dans la même ville ou dans le même pays, puissent vivre ensemble, et sans persécutions, affrontements ou exclusives, des gens aux convictions et appartenances religieuses entièrement différentes.
    2. C'est à cause de cela que ceux qu'on appelait à l'époque les Anabaptistes se sont séparés des Eglises de la Réforme, au prix de graves persécutions, parfois infligées par les Etats protestants avec l'accord des réformateurs. Ce sont eux qui sont les ancêtres des Eglises de professants.
    3. Les pharisiens étant précisément, au sens propre du terme, les « séparés ».
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