Enfant analphabète, capturé et vendu comme esclave à l’adolescence, le jeune Samuel Ajayi Crowther a, une fois libéré, connu une éducation anglaise dans la colonie anti-esclavagiste de Freetown. Puis s’est hissé jusque dans les hautes sphères de la hiérarchie anglicane, bravant les scepticismes racistes propres à son époque. Armé de sa foi chrétienne et parlant naturellement le yoruba, la langue locale la plus répandue dans cette partie du globe, il a propagé l’Evangile en pionnier dans toute l’Afrique de l’Ouest.
Double esclavage
Le continent africain a connu une première traite arabe d’esclaves dès le VIIIe siècle : des croisades islamiques créent de nouveaux royaumes et effectuent de nombreux raids qui sèment la terreur et divisent les familles. Les explorateurs européens des XVIIIe et XIXe siècles vont ajouter un deuxième esclavage en exportant de la main-d’œuvre pour exploiter les terres des colonies du Nouveau Monde. En échange de vieux fusils, de tissus et de verroterie, ils achètent des esclaves à plusieurs de ces royaumes africains qui font office de rabatteurs. Ils revendent ensuite la « marchandise » à Cuba, la Nouvelle-Orléans, Saint-Domingue, Bahia ou en Guadeloupe... Cette « traite atlantique », qui ponctionne entre 20 et 50 millions de personnes, pénètre profondément l’Afrique noire. Pour un esclave qui arrive vivant sur un marché du Nouveau Monde, cinq autres meurent, tués dans les razzias ou épuisés dans les marches forcées vers la côte, alors qu’ils sont enchaînés par le cou... Plusieurs succombent aussi au cours de l’effroyable traversée, à bord des bateaux négriers, où les captifs sont entassés dans la cale, en pleine obscurité, serrés les uns contre les autres, pourrissant dans leurs déjections et leurs vomissements.
Samuel Ajayi Crowther a connu les deux trafics : la traite arabe et la « traite atlantique ».
L’attaque
C’est dans la petite ville d'Osogun, dans le territoire yoruba, aujourd’hui dans l’ouest du Nigeria qu’il vient au monde en 1807. A sa naissance, un devin a une parole « prophétique » en indiquant à sa mère que le petit Ajayi ne sera dédié à aucun des 400 dieux de la tribu, mais qu’il sera au service du Dieu tout-puissant, le Dieu du ciel, le Créateur. Le papa est paysan et tisserand ; l’époque dangereuse : l’Empire yoruba se dissout progressivement au profit de nouveaux empires du nord dont les raids se succèdent.
Quand il a 13 ans, les 3000 habitants de la ville d’Osogun sont attaqués. Ajayi se rappelle qu’il faisait beau ce jour-là. D’habitude, les rafles d’esclaves avaient lieu tôt le matin et, plus tard, les habitants pensaient être en paix. Ajayi travaillait avec son père au métier à tisser et sa mère préparait le repas. Dans une lettre à un ami, il rapporte : « Les ennemis responsables de ces guerres étaient principalement des musulmans d’Oyo, qui étaient nombreux dans mon pays, avec les Foulahs et des esclaves étrangers qui avaient échappé à leur maître. Ils formaient ensemble une troupe d’environ 20'000 personnes, une force redoutable qui terrorisait tout le pays. Depuis plusieurs mois, ils dévastaient le Royaume yoruba. On voyait parfois des volutes de fumée noire s’élever au-dessus d’un village en flammes. Mais Osogun n’était jamais attaqué, c’était une place trop bien défendue, et ses habitants se croyaient à l’abri du danger. Une demi-heure après l’alerte, la ville fut encerclée, la résistance submergée, et un flot d’ennemis pénétra dans la ville. Les hommes crièrent aux femmes de fuir vers la forêt, mais les maisons brûlaient déjà. »
Ajayi s’enfuit sur ordre de son père avec ses deux sœurs et sa mère, mais sent tout d’un coup une corde tomber sur ses épaules et lui serrer le cou : il est pris comme une bête. Il aperçoit encore au loin son père les armes à la main, qui mourra au combat. Puis il voit sa mère et ses deux petites sœurs également prisonnières. Avec des centaines d’autres, ils marchent en direction de la ville d’Isehing, où Ajayi est échangé contre un cheval. Dans une ville suivante, à Ijaye, il est vendu à une femme musulmane. Il essaie par deux fois de s’étrangler avec la corde de son pagne, préférant la mort à l’esclavage, mais n’y parvient pas.
Il essaie par deux fois de s’étrangler avec la corde de son pagne, préférant la mort à l’esclavage
La libération
Quand Samuel décrit ses souvenirs d’esclavage, il parle de l’horreur de la capture, de la corde autour de son cou, du massacre de ceux qui ne sont pas capables de voyager, et du déchirement de la famille. Ajayi change six fois de mains avant d'être vendu à des marchands portugais pour le marché transatlantique. Après des jours de marche, un trajet en pirogue, le premier homme blanc qu’il voit dans la colonie de Sierra Leone le terrorise, de même que la grande étendue d’eau dont les rouleaux se brisent sur la plage avec fracas. Embarqué sur un navire négrier dès la nuit tombée, celui-ci fait demi-tour à l’aube et les prisonniers sont libérés sous l’impulsion d’un groupe anti-esclavagiste, pour la plupart des chrétiens qui font partie notamment du groupe associé au combat de William Wilberforce (1).
En effet, suite à l'abolition de la traite d'esclaves par le Parlement britannique en 1807, Freetown, « Ville libre » en français, avait été fondée par les abolitionnistes sur la côte sierra léonaise. Elle était devenue une base pour un escadron naval qui fouillait les navires afin de voir s'ils transportaient des esclaves. Freetown était la ville qui accueillait ensuite les affranchis.
Le navire portugais sur lequel Ajayi est prisonnier est donc intercepté par un de ces escadrons navals britanniques au mois d'avril 1822. Comme des milliers d'autres déracinés et désorientés de l'intérieur africain, il débarque et loge dans l’internat de la Mission anglicane (Church Missionary Society).
Fils de Dieu !
Ajayi y apprend à lire et à écrire. Il dira plus tard : « Vers la troisième année de ma libération de l'esclavage de l'homme, j'ai été convaincu qu'il existait un état d'esclavage encore pire que le premier – l’esclavage du péché et de Satan. Mon cœur s'est ouvert grâce au Seigneur... J'ai été admis à l'Eglise visible du Christ ici sur terre, comme soldat vaillant sous son drapeau, en guerre contre nos ennemis spirituels. » En s’appropriant les paroles de l’apôtre Paul, il dira aussi que « Dieu a envoyé son Fils afin qu’il me rachète... Je ne suis plus esclave, mais fils. » Baptisé en 1825 par le révérend John Raban de la Société missionnaire de l'Eglise anglicane, il prend le nom de Samuel Crowther.
En plus d’une éducation scolaire, il ajoute la menuiserie à ses capacités traditionnelles. Sur demande du révérend qui l'a baptisé, il fait ses premiers pas en linguistique en étudiant sa langue d’origine, le yoruba, et d’autres langues africaines. Pendant ce temps, à Londres, le comité de la Mission anglicane réfléchit à la stratégie à appliquer en Afrique, où la plupart des expatriés ne supportent pas le climat et ne parviennent guère à maîtriser la langue locale. Ses membres décident de former des cadres noirs et créent une institution qui est la première à offrir une éducation de niveau universitaire en Afrique tropicale, le Fourah Bay College. Samuel fait partie de la première volée de six étudiants. Nous sommes en 1827. Il a 20 ans. Outre la théologie, l’exégèse et la dogmatique, le latin, le grec et l’hébreu sont les matières enseignées dans ce collège. Samuel y ajoute l’arabe et l’étude du Coran pour pouvoir non seulement traduire la Bible dans les différents dialectes africains, mais aussi approcher les chefs des tribus musulmanes.
En 1829, il épouse Susan Aseno Thompson, ancienne esclave comme lui, devenue libre à Freetown. Ils auront 6 enfants.
De la valeur de l’homme
Si 56 vaisseaux restent engagés contre les bateaux négriers, la traite devient clandestine et plus cruelle. A cause de l’abolition décrétée par l’Angleterre, le prix de la « marchandise humaine » augmente. C’est à cette époque que le Britannique Thomas Fowell Buxton écrit De la traite des esclaves en Afrique et des moyens d’y remédier, où il développe la thèse que la valeur de l’homme ouvrier agricole l’emporte sur celle de l’homme marchandise. Ce qui recoupe les conclusions de l’économiste Adam Smith pour qui le travail rémunéré d’hommes libres coûte moins cher que le travail gratuit d’esclaves...
Chrétien convaincu, Thomas Fowell Buxton succède à William Wilberforce à la tête du parti anti-esclavagiste au Parlement britannique. Et lance en Afrique un programme « Bible et charrue » pour développer la culture et le commerce. La découverte du fleuve Niger qui permet l’acheminement d’esclaves de l’intérieur des terres jusqu’aux côtes est alors décisive. Une expédition d’envergure est mise sur pied en 1841 avec, en plus de divers interprètes, deux représentants des sociétés missionnaires de Freetown : un missionnaire allemand et... Samuel ! Mais l’expédition, qui a suscité beaucoup d’enthousiasme, se solde par une tragédie : en 2 mois, 130 des 145 Européens engagés dans l’aventure sont atteints de fièvre et 45 d’entre eux en meurent. Neuf autres décèdent notamment à la suite d’accidents de voyage. Résultat à Londres : il faut former davantage d’Africains, comme Samuel Crowther, dont les analyses fines et les connaissances des langues ont été plus qu’appréciées au cours du périple... et qui résiste au climat. Cette expédition du Niger met donc en avant ses qualités et décide de sa venue en Angleterre pour être consacré pasteur anglican, en 1843 : une grande première dans le clergé britannique !
Installation à l’intérieur des terres
De retour à Freetown, Samuel n’y reste pas. Le pays yoruba connaît une nouvelle ville où se sont réfugiés massivement les habitants de la région pour échapper aux razzias : Abeokuta. Cette ville-forteresse, découverte par des commerçants affranchis de Freetown, devient le centre d’une nouvelle communauté chrétienne... avec Samuel Crowther pour pasteur.
Le 21 août 1846, lors d’une prédication dans cette ville, il voit venir à lui une femme âgée soutenue par son fils : sa mère ! « Quand elle me vit, elle se mit à trembler. Elle ne pouvait en croire ses yeux, et nous nous sommes embrassés et regardés l’un l’autre en silence tant notre surprise était grande. (...) Elle m’appelait de ces noms familiers d’autrefois dont usait à mon égard ma grand-mère, morte en esclavage. Je m’en souviens bien ! » Après 25 ans de séparation, Samuel retrouve non seulement les siens, mais les accueille dans la famille de la foi. Le christianisme entre cependant en conflit avec les dieux et croyances des différents clans de la ville. Et outre les tensions internes à la ville-forteresse, certains chefs de la région comme le roi Ghezo livrent combat contre Abeokuta.
Samuel ne se contente pas de prêcher dans son pays d’origine. Il se rend à Londres pour présenter la cause de ses compatriotes poursuivis par le fléau de l’esclavage. En 1851, il voit les ministres du gouvernement, est reçu par la reine Victoria et le prince Albert, parle lors de réunions dans le pays entier, et fait grande impression. Cet ecclésiastique noir, bien informé, sobre, éloquent, fait mouche. L’année suivante, une escadre anglaise se rend sur place, au pays yoruba, et chasse notamment un homme de pouvoir cruel, complice des négriers. Lui succède un chef légitime qui s’engage à supprimer les sacrifices humains et la traite des esclaves ; et qui débute l’exportation de coton jusque sur le marché de Manchester.
La mission du Niger
Fort de ce succès, Samuel souhaite atteindre différents peuples, encore par la voie du Niger. Convaincu toujours que pour mettre fin à l’esclavage, il faut le remplacer par un commerce légitime, il s’associe à un commerçant écossais et entre dans le delta de la rivière pour découvrir les territoires inconnus de l’est. C’est le début d’un nouveau travail dans le bassin du Niger. La région est vaste : des émirats musulmans résident au nord, des cités faisant du commerce maritime dans la région du delta, et les grandes populations igbo entre les deux. Samuel continue toujours de traduire la Bible dans un maximum de langues. Il a des rapports aimables et courtois avec les dirigeants musulmans, et ses écrits révèlent des discussions diverses avec les souverains, les tribunaux et les ecclésiastiques. « Après bien des années d'expérience, j'ai trouvé que la Bible, l'épée de l'Esprit, doit lutter sa propre guerre, par la direction du Saint-Esprit », écrit-il.
Il n’est ni un grand érudit ni un spécialiste de culture arabe. Mais il développe une approche de l'islam dans son contexte africain qui montre la patience et la volonté d'écouter, deux qualités qui marquent l'ensemble de sa méthode missionnaire. La foi musulmane est exprimée en arabe. L’espérance chrétienne se dit en hausa, en nupe ou en yoruba. Pour Samuel, le credo prend tout son sens quand il s’incarne dans la langue d’origine des habitants d’une région.
Samuel prône alors une Eglise indépendante, qui se gouverne et se propage avec un pastorat complètement indigène. Il devient naturellement celui qu’on a appelé par la suite « le père de l’Eglise » en Afrique noire.
Mais l’âge venant, il sera la proie de jalousies, et son travail et sa vision seront écartés voire récupérés au profit de missionnaires européens. Ceux-ci supprimeront tout bonnement ou mettront à la porte son personnel. En 1891, il meurt. Un évêque européen lui succède. L'Eglise autonome et l’« indigénisation » de l'épiscopat sont abandonnées. Sous cet échec apparent et momentané, le feu couve cependant. Car l'héritage de Samuel Ajayi Crowther, qui a vécu l’Evangile comme une libération et qui s’est fait l’apôtre d’une foi chrétienne essentiellement africaine et missionnaire, a été transmis à toute l'Eglise d'Afrique !
Gabrielle Desarzens
Ecouter le portrait de Samule Ajayi Crowther dit par Gabrielle Desarzens.
Note
1 Voir dans la même série le portrait de William Wilberforce.