Vous êtes à l’origine d’une définition largement acceptée des évangéliques que l’on appelle « le quadrilatère de Bebbington ». Comment en êtes-vous arrivé à cette définition des évangéliques en 4 points ?
Un vieil ami d’université qui est devenu pasteur m’a demandé, il y a de nombreuses années, de donner une conférence dans son Eglise sur le témoignage social des évangéliques. Pour cette conférence, j’ai donc dû décider qui faisait partie de la famille évangélique. J’ai mis en place deux critères : ces chrétiens devaient être « orthodoxes » et orientés vers l’évangélisation. Après cette intervention, j’ai trouvé que ce n’était pas très satisfaisant, parce que de nombreux chrétiens sont « orthodoxes » et portés sur l’évangélisation, mais ne souhaitent pas qu’on les appelle « évangéliques ». J’ai donc continué ma réflexion et j’ai lu de nombreux textes de première main à propos du mouvement évangélique au Royaume-Uni. Je suis arrivé à la conclusion que la plupart de ces auteurs pensaient que les évangéliques avaient 4 qualités : ils mettaient en avant la Bible, la conversion, la croix et développaient un témoignage chrétien marqué par l’activisme. Souligner ces caractéristiques permettait de mettre en avant ce que les évangéliques ont de spécifique par rapport à d’autres protestants : les institutionnels ou les libéraux. Quand j’ai écrit cela dans mon livre L’évangélisme en Grande-Bretagne moderne qui a été publié en 1989, j’ai eu l’impression que cela correspondait à ce que les gens pensaient. Aux yeux de beaucoup, c’est apparu comme une nouveauté que j’aurais inventée. En fait, je n’essayais que de résumer l’opinion générale à propos des évangéliques.
N’est-ce pas curieux aujourd’hui de voir des Eglises recourir à vos quatre points pour se définir elles-mêmes comme évangéliques ?
D’une certaine mesure, ça l’est ! Ma définition des évangéliques en 4 points est avant tout phénoménologique. J’ai essayé de rendre ce qui caractérise les évangéliques sur une longue période, leurs signes distinctifs depuis 1730 jusqu’à la fin du XXe siècle. Ce n’était nullement une définition prescriptive. Souvent, je ne l’appelle pas une définition, parce que cela sonne comme quelque chose de prescriptif, alors que nous nous trouvons vraiment dans une démarche phénoménologique.
Je ne m’attendais pas à ce que cela soit utilisé aussi largement, mais je suis très heureux que l’on recourt de cette manière à mon travail, au Royaume-Uni et ailleurs également.
Etes-vous toujours d’accord avec la définition des évangéliques en 4 points que vous avez élaborée voilà bientôt 30 ans ?
C’est vrai que parfois les limites posées peuvent apparaître assez tranchantes, comme dans toute définition phénoménologique. Prenons par exemple Henry Drummond, une personnalité évangélique écossaise de la seconde partie du XIXe siècle, qui était un évangélique pure souche de par ses origines et qui a mis un accent très fort sur la conversion, mais qui, au fil du temps, a été moins articulé par rapport à la doctrine de la croix. Son ami et mentor, l’évangéliste américain Dwight L. Moody, a commencé à témoigner de quelques préoccupations par rapport à ses conceptions. Henry Drummond a évolué et s’est éloigné de l’évangélisme en ne soulignant plus l’importance de la croix.
Je crois tout de même que le fait de mettre en évidence ces quatre caractéristiques témoigne de ce que les évangéliques ont été dans la durée. Ce qui me frappe, c’est que cette définition des évangéliques s’étend aujourd’hui dans l’espace. Rappelons qu’à l’origine, elle n’était là que pour définir les évangéliques de Grande-Bretagne ! C’est donc une bonne chose que cette définition se retrouve pour définir les évangéliques en francophonie, et ailleurs dans le monde.
Aujourd’hui dans le monde anglophone, beaucoup d’évangéliques ont de la peine à continuer à s’appeler « évangéliques ». Comment voyez-vous cette évolution ?
J’ai l’impression que c’est très largement le résultat des dernières élections présidentielles américaines et du fait que 81 pour cent des évangéliques blancs ont voté pour le Président Donald Trump. De nombreuses personnes aux Etats-Unis qui sont évangéliques ne souhaitent pas être identifiées avec ce président. Elles sont donc troublées par le fait que c’est devenu une sorte de « sagesse commune » dans les médias américains de penser que les évangéliques sont majoritairement les supporters de Donald Trump. Ces gens commencent à dire qu’ils ne sont pas évangéliques, si ce soutien au président fait partie de l’identité des évangéliques. Le problème, c’est que l’on prend ce que des journalistes américains disent des évangéliques et qui est, la plupart du temps, basé sur des compétences inadéquates et certainement sur une étude peu fine du quadrilatère. Les médias américains tendent à considérer les évangéliques comme une unité politique, comme une sorte de bloc puissant. Il est bien clair que ce n’est pas le monde évangélique. L’évangélisme est un mouvement chrétien avec une longue histoire, ce dont les journalistes américains ne sont pas conscients… Pour cette raison, quelques amis américains et moi, nous sommes en train de préparer un livre qui s’intitulera : L’évangélisme, son histoire et sa crise aujourd’hui pour essayer de montrer que les évangéliques ont une longue histoire, qu’ils n’ont pas toujours affiché le point de vue qu’on leur prête actuellement, notamment par rapport au Président Donald Trump.
Face à cette crise que connaît l’évangélisme anglo-saxon, certains évangéliques souhaitent un retour aux dénominations et au fait de s’appeler baptistes, libristes, presbytériens ou pentecôtistes… Pour l’avenir, y a-t-il là un chemin à suivre, soit une « reconfessionalisation » du mouvement évangélique ?
J’ai des amis aux Etats-Unis qui disent qu’ils sont évangéliques selon la définition du quadrilatère, mais aussi qu’ils sont fans de leur identité dénominationnelle. Ils se définissent comme baptistes, et ils souhaiteraient ajouter cette cinquième dimension aux quatre du quadrilatère que j’ai proposé. Je sympathise volontiers avec cette manière de voir, parce que je suis moi-même baptiste. Cependant, je ne dirais pas que c’est dans ce sens-là qu’évolue l’histoire. La tendance sur la durée, en tout cas dans l’espace britannique, mais ailleurs aussi je crois, est de voir les identités dénominationnelles s’atténuer et l’identité évangélique se renforcer. L’évangélisme fait partie de ces identités fondamentales qui se renforcent.
Propos recueillis par Serge Carrel