Le 14 mars 2019, le pasteur Emmanuel Schmid a soutenu son mémoire en vue de la validation du « Master 2 de missiologie en implantation d’Eglises » de la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine. Le document de 95 pages, intitulé « La contextualisation de l’Evangile et des structures ecclésiales dans les régions rurales de Suisse romande : analyse et propositions » expose la situation des Eglises évangéliques. Ce mémoire est destiné à nous faire prendre conscience d’un certaine décalage entre notre société et nos Eglises, à nous montrer un avenir qui n’est pas bouché et à nous mettre au travail.
Vivre - Les évangéliques représentent 1,6 à 2,5 % de la population de Suisse romande. Et ils se maintiennent essentiellement grâce à des transferts de chrétiens venus d’autres Eglises et à l’immigration. Le constat n’e
st-il pas désespérant ?
Emmanuel Schmid – Effectivement, je pense que la situation est alarmante. En Suisse romande, la relation de la population avec la foi a connu une diminution drastique depuis les années 70. Pourtant, le monde évangélique a triplé en nombre durant cette même période. Mais cette croissance s’est faite essentiellement par l’accueil d’autres chrétiens, particulièrement réformés et catholiques, qui étaient déçus de leur propre Eglise.
Les évangéliques n’ont cependant pas témoigné en vain. S’ils n’ont pas réussi à amener beaucoup de gens à la foi, ils ont au moins su attirer des croyants qui, autrement, auraient quitté leur propre Eglise pour aller nulle part. C’est mieux que rien, mais ce n’est pas la totalité du mandat que Dieu nous confie en matière d’évangélisation.
Vous expliquez que les Eglises ont une faible capacité à recruter en dehors de leur milieu. Que voulez-vous dire par là ?
Cela signifie que les Eglises ne savent en général parler qu’aux gens qui leur ressemblent déjà, sociologiquement parlant. Au-delà, elles ne savent pas comment s’y prendre. Voici quelques exemples de cette difficulté à rejoindre nos contemporains :
- Aujourd’hui, seuls les gens qui vont au concert, au théâtre ou s’impliquent en politique s’installent en rangs pour écouter quelque chose, et ils forment une minorité. Les autres vivent des relations de types « bistrot » et ne sont pas préparés à comprendre nos cultes, leur déroulement, les attitudes, le langage utilisé.
- Les gens veulent dialoguer ; ils n’acceptent plus de recevoir des réponses définitives à des questions qu’ils ne se posent pas. Dès l’école, la société apprend à ses membres le questionnement, l’argumentation, la contestation. Mais nos Eglises ont l’habitude de programmer des prédications ex cathedra de 30 à 40 minutes où tout est dit comme une vérité définitive.
- La cohérence entre les discours et les actes est aujourd’hui très observée. Les chrétiens peuvent de moins en mois se permettre de vivre des incohérences entre la pratique cultuelle et la vie quotidienne.
- Les nouvelles générations, formées à la post-vérité (2), pensent que la vérité se trouve dans l’expérience. Pour cette raison, les Eglises charismatiques ont plus de succès que les autres : elles proposent d’expérimenter Dieu, ainsi que de vivre davantage leurs émotions.
- Les Eglises trop affirmatives et professantes peinent à convaincre dans notre société pluri-spirituelle, sorte de supermarché du religieux. Davantage d’humilité dans nos proclamations, ainsi qu’un accompagnement moins jugeant, n’enlève cependant rien au message évangélique.
Les incompréhensions culturelles touchent à des domaines variés, tels que l’autorité dans l’Eglise, le rôle de la femme, l’homosexualité, le transgenre, le langage guerrier et combatif de la Bible, etc. Si nous refusons d’écouter et d’entrer en dialogue sur ces sujets, nous sommes considérés comme inintéressants, fanatiques, fous, dangereux, fondamentalistes.
A Athènes, l’apôtre Paul a connu une réalité sociale gréco-romaine très proche de la nôtre, où rien n’était vérité absolue (ère post-vérité, post-factuelle). Aujourd’hui, comme lui, les chrétiens sont sur le marché des idées aux côtés de nombreuses autres religions et philosophies. Vouloir asséner la vérité sans espace de dialogue et de cheminement nous coupe de nos interlocuteurs.
Quel est le chemin permettant à une Eglise de devenir réellement missionnelle ?
Une communauté devient missionnelle lorsque l’intérêt pour le salut des concitoyens est supérieur à celui du bien-être en Eglise et de l’auto-préservation. Elle est missionnelle lorsqu’elle est engagée au quotidien dans le témoignage et l’offre du salut, lorsqu’elle vit déjà en son sein les prémices du Royaume de Dieu. Une Eglise missionnelle cherche à communiquer le message de l’Evangile de manière compréhensible pour des gens du dehors.
Actuellement, dans nos Eglises, les croyants développent des formes d’engagement qui visent à améliorer la qualité de vie interne de leur communauté (auto-préservation). Ils participent à l’animation des cultes ou s’engagent à l’école du dimanche. Une Eglise missionnelle a besoin de personnes qui participent à l’amélioration de ce qui est externe à leur communauté, en complément d’une vie ecclésiale enrichissante. Il s’agit d’un changement de paradigme profond.
Les Eglises missionnelles ne sont-elles pas tout simplement des communautés qui se sont compromises, qui ont tout concédé à la culture ambiante ?
Dans notre société, les conversions sont davantage dans un style « chemin d’Emmaüs » (accompagnement spirituel sur le long terme), plutôt que « chemin de Damas » (changement de vie instantané). En effet, lorsqu’ils découvrent la foi, la majorité des non-chrétiens ne choisissent pas le Christ spontanément, mais ils découvrent la foi petit-à-petit, jusqu’au moment où ils s’aperçoivent qu’ils ont adhéré au modèle proposé et sont devenus chrétiens.
Mais cette adaptation de l’accueil ne remet pas en cause l’annonce de l’Evangile. Comme le rappelle le théologien Timothy Keller : « La contextualisation ne revient pas – comme on le prétend souvent – à donner aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre. »
Nous ne mesurons pas à quel point, dans nos Eglises, nous pratiquons une culture différente de celle de l’extérieur ! Si nous voulons être compris et accueillants, apprenons à bien différencier entre la culture du Royaume de Dieu (l’Evangile, la Bible), notre propre culture d’Eglise et la culture de la société environnante. Cela nous permettra de parler un langage compréhensible et nous évitera d’imposer des contraintes culturelles inutiles.
Cela signifie-t-il que nous accueillons des personnes qui « essayent » l’Eglise avant de devenir chrétiens ?
Selon l’expérience d’Eric Zander, implanteur dans la communauté « L'Autre Rive », à Gembloux en Belgique : « Nos communautés doivent être inclusives et non des clubs exclusifs. Les gens désirent cheminer tranquillement avec nous avant d’adhérer ou de changer de comportement. Nous devons chercher à simplifier en permanence l’accueil, le contenu et les formes, afin d’optimiser la convivialité et les relations. »
Du côté des Eglises évangéliques, une certaine forme de lâcher-prise va s’imposer. Dieu transforme les gens par son Esprit, et le résultat ne ressemble pas obligatoirement à ce que l’héritage culturel évangélique a moulé au travers de ses traditions. Cela nécessite de faire la différence entre le Royaume de Dieu et nos habitudes, ce qui peut-être désécurisant. Nos Eglises doivent oser se confronter au monde d’aujourd’hui, comme Jésus. Il était à la fois sans compromis et connu pour être l’ami des buveurs et des gens de mauvaise vie.
Pourquoi les notions de formation et de discipulat - accompagner des croyants et les enseigner à devenir des disciples - sont-elles très présentes dans les Eglises missionnelles ?
Notre société évolue très rapidement, notamment dans son rapport au religieux. Pourtant l’Eglise peine à intégrer cette évolution. Depuis quelques décennies, avec la post-chrétienté, elle est défiée dans sa communication du message de l’Evangile. Elle répond régulièrement à des questions que les gens ne se posent pas, mais oublie celles qui les préoccupent. Et ce constat est valable autant pour les petites communautés de style familial que pour de grandes Eglises avec leurs cultes à la mode, leur louange et leurs « light shows » pourtant davantage en accord avec la culture ambiante. Ceux qui répondent à des appels à la conversion sont régulièrement des chrétiens qui se « reconvertissent », trop rarement des non-chrétiens !
Si nous désirons contribuer utilement à la mission de l’Eglise, nous avons donc besoin d’acquérir un savoir-faire missionnel pratique, devenu trop peu fréquent. Il est rare de devenir un disciple qui obéit au Père sans passer par un tel apprentissage.
Vous expliquez que devenir missionnel « implique un vrai engagement au niveau de l’agenda et des finances ». Comment des membres de communautés stressés par leur travail, pressés par les factures et paniqués à l’idée que leurs enfants « ne suivent plus l’Eglise » peuvent-ils trouver les ressources pour s’engager encore plus ?
Tout d’abord, il n’est pas question de faire plus, mais de réviser ce que l’on fait, et comment on le fait ! Cela demande à chacun de définir des priorités, de savoir pourquoi l’Eglise existe et quelle est sa mission. Il est fondamental de renoncer à vouloir tout faire.
Libérer du temps et de l’argent, c’est peut-être renoncer à des biens, des loisirs et des activités annexes en privilégiant une « intentionnalité missionnelle » dans celles que nous maintenons. Lorsqu’une communauté a du missionnel dans son ADN, les choses ne sont pas aussi difficiles que cela ne paraît, la missionalité se vivant naturellement. Par contre, la transition vers le missionnel peut être difficile et demander certains sacrifices.
Beaucoup de chrétiens perçoivent l’Eglise comme un lieu de réconfort, de stabilité et de ressourcement ; pas comme un lieu où ils seront défiés. Ne font-ils pas partie du problème, plutôt que de la solution ?
Les chrétiens sont autant le problème que la solution. Ils sont enracinés au cœur de la société, proches de beaucoup de monde au quotidien. Trop souvent, ils ne sont pas conscients de cette réalité, ni de leurs possibilités de témoignage. Ils ne se sentent pas équipés pour cette mission au quotidien.
Trop d’énergie est employée pour des activités tournant autour du bien-être et du confort personnel. Nos vie d’Eglises ne doivent pas seulement être relookées, mais elles doivent être réorienté en profondeur.
Les grandes Eglises se développent, parfois au détriment des petites. Sont-elles plus missionnelles que les petites ?
Les Eglises capables d’offrir des prestations de grande qualité – d’excellents groupes musicaux, une sonorisation de haut niveau, des « light shows », des orateurs de talent, un bel accueil « professionnel » – connaissent une croissance rapide. Actuellement, le 10 % des Eglises les plus grandes accueille la moitié des chrétiens de Suisse.
Les grandes Eglises, culturellement plutôt en phase avec la société, possèdent les ressources nécessaires pour attirer du monde. Mais cela ne forme pas le cœur du message de l’Evangile et ne suffit pas pour répondre aux besoins de notre société. Un relooking d’Eglise ne fait pas augmenter sa missionalité. Il n’est pas non plus absolument nécessaire. Ce qui fait réellement la différence, c’est l’attitude des disciples lorsque l’Eglise est réunie (culte orienté vers les non-croyants, après le culte, les nouveaux ne restent pas seuls) et lorsqu’elle est dispersée (disciples dans leur quotidien).
Il semble que les communautés petites ou rurales risquent de faire face à des défis difficiles. Qu’en est-il ?
La fragilisation du socle religieux favorise paradoxalement le développement de communautés grandes et visibles. Par contre, beaucoup de petites communautés incapables de se remettre en question sont déjà entrées dans un processus de dépouillement : déménagement vers des locaux moins onéreux, suppression de postes salariés, etc. Plusieurs n’y survivront pas. Pourtant, les petites Eglises répondent à un besoin.
Quant aux Eglises rurales, elles ont une force qui est en même temps une faiblesse : c’est leur incarnation dans le tissu social. Elles sont bien connues dans des lieux où tout se sait. Elles ne se fondent pas dans l’anonymat des villes. Mais elle souffre régulièrement d’une image négative de bigoterie. Les Eglises rurales devraient travailler à soigner un accueil non jugeant et se préparer à cheminer avec persévérance avant de récolter le fruit de leurs efforts.
Se remettre en question, devenir missionnelles, travailler en réseau régionaux : telles sont peut-être les conditions de survie des petites communautés. Mais de pareilles transformations demandent de l’énergie et de la volonté. Notons que toutes les communautés rurales de Suisse romande ne vivent pas les mêmes réalités. Certaines se portent très bien et vivent une croissance réjouissante. Néanmoins, d’une manière générale, la tendance est à la diminution du nombre de participants. La pérennité du témoignage évangélique en zone rurale nécessite une réforme.
Propos recueillis par Claude-Alain Baehler