Une très large majorité de musulmans souhaitent que la charia soit leur loi, y compris dans les pays où ils sont minoritaires. C'est ce qui ressort d'une enquête américaine, réalisée sur le terrain de 2008 à 2012 auprès de 38'000 sondés issus d'une quarantaine de pays. L'étude montre aussi que 75% des musulmans dans des pays comme l'Egypte sont favorables à la liberté religieuse. Une proportion qui monte même à 96% au Pakistan, où la situation des chrétiens est pourtant des plus fragiles. Cette donnée révèle sans doute un fossé de taille entre les principes affichés et la situation réelle des croyants.
Inquiétude face à l'extrémisme religieux
L'évocation anxiogène du terme « charia » en Occident est synonyme de châtiments corporels jugés barbares. Cette question sensible n'a pas été éludée par les auteurs de l'enquête, qui font état du rejet de la violence perpétrée au nom de l'islam. Les supplices des coups de fouet ou des mains coupées pour les voleurs sont, par exemple, largement décriés.
Des minorités non négligeables approuvent cependant ces pratiques, notamment au Bangladesh, en Egypte, en Afghanistan et dans les territoires palestiniens.
Dans l'émission Hautes Fréquences du dimanche 5 mai, le politologue français, écrivain et spécialiste de l'islam, Olivier Roy, a commenté ces résultats :
Ce qui fait problème est la définition même de la charia, car il y a des dizaines voire des centaines d'interprétations possibles de ce qu'elle est. Dans un même pays, on trouve des gens aux conceptions très différentes.La charia, c'est « la voie de Dieu. » Or tout le monde est pour ! C'est ensuite la mise en œuvre de la charia qui révèle des différences considérables. Comprenez : les personnes qui se disent musulmanes sont forcément favorables à la charia.
Dans des contextes où l'Etat ne fonctionne pas, on la présente comme la solution à tous les problèmes ; en particulier dans les pays où l'insécurité et la corruption règnent. L'idée de charia s'y présente comme un règlement immédiat des cas et, pour beaucoup de gens issus de milieux pauvres, comme un système rapide et non corrompu de résolutions de problèmes concernant la délinquance.
Est-ce qu'intégrisme et recours à la charia vont de pair ?
Les fondamentalistes se réclament bien sûr de la charia. Mais ils ne disposent pas d'un code écrit que tout le monde reconnaîtrait : ça n'existe pas ! la charia est un système de jurisprudence, un peu comme la loi juive : vous avez un contexte théologique qui présente un chemin menant vers Dieu, un certain nombre de principes de base éparses dans le Coran, puis une tentative de concilier cela avec la pratique quotidienne de la justice.
Aucun Etat n'a réussi à faire de la charia la loi de l'Etat : s'il transforme la charia en système de droit, il la tue ! En Arabie saoudite, on n'applique pas la charia : c'est une blague ! Quand un juge prend une décision « chariatique » qui ne plaît pas à la monarchie, celle-ci annule la décision !
Prenons le cas égyptien où une nouvelle constitution a été adoptée en décembre dernier avec plusieurs articles aux tendances très islamiques. Comprenez-vous le trouble des coptes et des musulmans libéraux ?
Toutes les constitutions qui mentionnent la charia sont ambiguës, car aucune ne dit ce qu'est la charia. Mais l'ambiguïté est volontaire. Ce que craignent les coptes et les libéraux, c'est que les interprétations les plus fondamentalistes de la charia prévalent. Ils ont en ce sens raison d'être prudents et méfiants.
La mention de la charia n'est pas juridique, mais politique, pour essayer de « concilier les inconciliables ». Mais une fois que la charia est mentionnée, qu'est-ce qu'on fait ? Les salafistes se rendront aux tribunaux dire que la charia n'est pas respectée ; puis la question sera adressée au Parlement et entrera dans le jeu démocratique.
Charia et démocratie ne sont donc pas incompatibles...
Non, parce que la charia est un système ambigu et ouvert ; et parce que Dieu ne parle pas pour dire : « Attention, là, ce n'est pas la charia ». Personne ne peut dire cela en dernière instance. C'est donc les hommes qui sont parfois incompatibles avec la démocratie, pas la charia.
La vraie question finalement consiste à savoir si les islamistes sont capables de gouverner. Or dans le cas précis, les Frères musulmans n'ont aucune pratique de la gestion. Et donnent la preuve que l'islam n'est pas la solution, contrairement à leur slogan politique.
Gabrielle Desarzens
L'étude « Religion, politique et société » du Pew Forum.
Olivier Roy, La Sainte ignorance, Paris, Seuil : 2008, 276 pages.