Par votre expérience, vous êtes plus spécifiquement lié à l'Asie et à l'Afrique, plus précisément à l'immigration et aux réfugiés en provenance de pays qui ont vécu, durant le dernier demi-siècle, des chocs profonds : le Laos, le Cambodge ou le Congo. Votre engagement actuel dans la coopération signifie-t-il un changement d’orientation ?
Armand Heiniger - La question de l'immigration et de l'asile, tout comme celle de la coopération au développement, font partie pour moi d'un tout indissociable. Dans mon cas, cet engagement découle d’une exigence de mes valeurs chrétiennes, d’une exigence de l'Evangile en faveur de davantage de justice et d'attention envers les plus pauvres et les plus marginalisés. Notre expérience dans le Sud-Est asiatique, durant et après la guerre anti-coloniale, nous a beaucoup sensibilisés à la réalité d'un monde qui n'a pas grand-chose à voir avec la sécurité du quotidien helvétique. Durant 17 ans, nous avons vécu la souffrance de cette région bouleversée. Nous avons été confrontés à la nécessité de prendre une responsabilité à l’endroit des gens que nous avions côtoyés sur place. Et c'est dans ce contexte que j'ai commencé à collaborer, depuis 16 ans, à « Unité ». D'abord comme expert pour définir les projets et ensuite comme président, ce qui correspond parfaitement à mes convictions de prêter attention aux plus faibles et aux plus « petits »...
Ce que le coopérant laisse au Sud...
Avec une histoire aussi riche en matière de coopération, comment concevez-vous le rôle des volontaires suisses qui travaillent dans le Sud ?
Armand Heiniger - Durant les quelques années où j’ai été représentant consulaire de la Suisse au Laos, j'ai vu toutes sortes de projets et j'ai pu observer les conséquences de certains d'entre eux, qui ont disparu par la suite. Je suis persuadé que l’échange de personnes est une meilleure option pour travailler avec nos partenaires du Sud et transmettre un esprit de service plutôt qu'une logique de profit.
Le bilan brut de tout coopérant se fait en répondant à la question suivante: « Que reste-t-il après mon départ ? » Fort d’une expérience de 30 ans, je pense que le financement de projets n'est pas la chose la plus extraordinaire qui soit. Il est fondamental de partager des connaissances, un vécu interculturel et notre motivation. Mes expériences en Afrique m'ont montré l'impact des volontaires suisses sur le personnel local. Au plan médical, mais aussi dans d'autres secteurs comme l'agriculture, j'ai été témoin de grandes transformations. Après des temps dramatiques, comme ceux qu'a traversés le Congo, ce qui m’a frappé, c’est que de nombreux acteurs nationaux qui tentaient de promouvoir la reconstruction, avaient été des partenaires de volontaires étrangers. Cette attitude n'est pas l'effet du hasard. Elle naît d'une proximité et d’une compréhension culturelle, que l'on ne peut susciter qu'en coexistant et en partageant son expérience avec l'autre.
Si l'on prend l'image de l'oignon, avec ses nombreuses couches, beaucoup de projets sont importants et touchent les couches externes. La présence d'un volontaire qui vit sur place, qui apprend la langue de la région, qui partage la vie quotidienne, garantit pratiquement toujours d'arriver aux couches les plus profondes de la culture et des personnes rencontrées.
Sensibilité humaine et interculturalité
Outre les potentialités de ces échanges, il existe aussi des risques. Ceux de développer une coopération interpersonnelle, dont le résultat dépendra largement de la qualité et de la maturité du coopérant...
Armand Heiniger - Sans doute, tout n'est pas succès dans l'échange de personnes. Des gens s'adaptent mal et ne réussissent pas à transmettre ce que j'appelle le « coeur de la coopération ». J'ai assisté à quelques expériences de ce type, y compris avec des ruptures de contrat. C'est pour cela que j'insiste sur le fait que la question « mentale » - dans ses aspects psychologique, spirituel et émotionnel - est bien plus importante que la capacité technique ou professionnelle. Même si, bien entendu, la formation avant le départ est fondamentale.
Que signifie pour vous le concept de « coeur de la coopération » ?
Armand Heiniger – Le « coeur de la coopération », c’est arriver dans un contexte donné, parfois difficile et très différent, à partager une partie des richesses que l'on possède. Il s’agit en fait de la capacité d'un volontaire à partager l'expérience d'une personne ou d'un groupe social qui n'a pas eu l'occasion de bénéficier d’une formation. Comprendre que cet échange mutuel doit être libérateur, en permettant à cet individu ou à ce groupe d'être autonome et de devenir un facteur dynamique dans sa société...
Comment évaluer réellement ce plus qu'apporte la personne venue d'ailleurs ? Et quelle place occupe ce qu'elle reçoit dans son pays d’accueil ?
Armand Heiniger - Prenons l'exemple du Congo, un pays profondément sinistré aujourd’hui. J’évalue l'apport des volontaires en analysant ce qui se passe le jour qui suit les destructions. On constate que plusieurs individus ou plusieurs groupes qui ont bénéficié dans le passé de l'appui d'un volontaire ont aujourd'hui une capacité d'initiative, indépendamment de toute présence de personnes venues du Nord.
D'autre part, quand je parle du coeur de la coopération, je comprends cette notion comme un processus de va-et-vient. Un volontaire qui n'est ni capable, ni ouvert à recevoir quelque chose durant son séjour dans le Sud, sera déficient. Une dimension fondamentale pour permettre l’échange, c'est la formation reçue avant le départ en mission. Il faut mettre la priorité sur cette dimension-là et améliorer davantage cette formation. Certaines de nos ONG dans la plateforme « Unité » - E-Changer, par exemple - ont compris son importance et jouent un rôle moteur sur ce terrain.
En regardant l'Amérique centrale
Vous avez effectué récemment un voyage au Nicaragua, comme membre d'une délégation de personnalités suisses qui ont rappelé la mémoire de coopérants assassinés en 1986. Vous avez visité des projets et des volontaires. Quelle impression retirez-vous de cette visite en Amérique latine par rapport à l'échange de personnes ?
Armand Heiniger - A partir des contacts avec une dizaine de coopérants et leurs partenaires sur place, on a pu constater l'impact du travail effectué par le personnel suisse. On a aussi perçu une évolution par rapport au profil des coopérants d'il y a 20 ans. Ils travaillaient plutôt sur le terrain dans des projets agricoles. Bien qu'il ne cesse d'y avoir des coopérants à la base, il y a aujourd'hui des coopérants conseillers, qui renforcent les institutions. Il y a là une piste très importante: l'appui à des structures existantes pour les améliorer et les renforcer, afin qu'elles soient plus aptes à affronter les nouveaux défis quotidiens.
D'autre part, j'ai été impressionné par la motivation de nos coopérants. On constate qu'ils se sentent bien dans leur rôle, dans leur travail et dans leurs compétences professionnelles et humaines. Cela renforce la thèse de l'importance de la proximité au travers de l'échange. Pour cela, la connaissance de la langue nationale est importante.
Un autre élément, tout aussi important : c'est le rôle des coordinations binationales. L'une d'entre elles, dotée de trois personnes, se trouve à Managua. Nous avons pu la visiter et échanger avec ses membres. La question de la coordination dans le cadre d' »Unité » m'intriguait beaucoup. Et j'en suis resté profondément convaincu.
Ces coordinations jouent un rôle essentiel et très efficace. Tous les coopérants avec lesquels j'en ai parlé l'ont souligné. Un nouveau volontaire a par exemple relevé l'importance de pouvoir compter sur une structure d'accueil. Selon ses dires, il n'aurait pas su que faire à son arrivée sans l'existence des coordinateurs...
Un plus pour une Suisse ouverte
Certains ne sont pas très convaincus de la validité de l'échange de personnes dans le cadre de la coopération suisse. Ils estiment même que cette manière de faire coûte cher. Qu’en pensez-vous ?
Armand Heiniger - Mieux vaut ne pas se braquer sur les chiffres. On pourrait vite démontrer que les volontaires suisses coûtent bien moins cher que les experts qui vont et viennent. Quant aux résultats, il existe des dizaines d'exemples et d'expériences qui prouvent la validité de ces échanges. A mon sens, la Suisse ne peut pas éviter cette forme de coopération. Il s’agit-là d’un signal clair de sa volonté de service envers les nations et les communautés les plus défavorisées.
D'autre part, on ne peut sous-estimer le rôle actif joué par chacun de ces volontaires, durant son affectation et à son retour, par rapport à l'information sur le Sud et à la sensibilisation de la société civile helvétique. Un exercice tout à fait appréciable, et ce d’autant plus que l'on perçoit aujourd'hui dans notre pays une croissance de la « peur de l'étranger ». Nous sommes dans une phase très restrictive politiquement. L'apport de ceux qui ont vécu à l’étranger et expérimenté l'échange est essentiel pour développer une Suisse sensible et ouverte à l'autre.
Propos recueillis par Sergio Ferrari, collaborateur d’ « Unité »