Qu’est-ce qui fait que notre vie vaille la peine d’être vécue ? Lorsque notre quotidien est chamboulé, lorsque ce qui donnait du goût à nos routines journalières a disparu, lorsque ce que nous avons de plus cher nous a été enlevé, qu’est-ce qu’il nous reste ?
Ces questions qui nous habitent pointent vers d’autres questions, celles qu’on retrouve dans un roman comme « La peste » d’Albert Camus. Pourquoi cette pandémie, pourquoi cette peste ? Pourquoi la souffrance ? Pourquoi la vie ? Ces questions existentielles du romancier français sont inscrites dans l’air de son temps : un XXe siècle préoccupé par le désir de trouver du sens à la vie à l’âge moderne, tout en ayant les atrocités de l’holocauste en tête. Mais ces questions sont aussi celles de chaque génération qui nous a précédés, que ce soit Ignace d’Antioche en chemin vers son martyr à Rome, Bernard de Clairvaux et l’amour de Dieu comme essence de l’existence humaine, Blaise Pascal dans ses « Pensées » ou encore Søren Kierkegaard dans l’union de Dieu à l’homme au travers du plus grand paradoxe : l’incarnation de Jésus-Christ (1). Quel est le sens de l’existence humaine ? Comment vivre dans un monde blessé ? Et que faire lorsque ce monde nous blesse ? Ces interrogations sont non seulement celles qui ont habité toute l’histoire, mais elles sont aussi celles qui habitent chacun de nos cœurs.
Le mal contredit-il l'existence de Dieu ?
Camus, dans « La peste », pose ces questions avec honnêteté et générosité, sans se retenir, alors que ses protagonistes font face à l’éternelle question du sens de l’existence. Lorsque la peste bubonique s’installe dans la petite ville méditerranéenne d’Oran, en Afrique du Nord, personne ne s’y attend. Les rats sortent de leurs cachettes afin de mourir en plein jour, on s’étonne, mais sans plus. Le protagoniste principal, le docteur Rieux est appelé au lit d’un malade, et puis d’un autre, et tout d’un coup tout un voisinage semble être touché, jusqu’au jour où une dépêche municipale annonce : « Déclarez l’état de peste. Fermez la ville » (2).
Ce roman symbolique, où la peste peut être associée à l’idéologie nazie de la Seconde Guerre mondiale, n’est pas une glorification de ceux qui combattent la maladie, mais un portrait ingénieux de personnes, comme nous tous, qui affirment la dignité humaine et sa résilience. Lors d’une discussion avec Tarrou, le responsable de l’organisation sanitaire de la ville, où ce dernier admet candidement qu’il voudrait devenir un saint tout en déniant l’existence de Dieu, le docteur Rieux rétorque : « Vous savez, je me sens plus de solidarité avec les vaincus qu’avec les saints. Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme » (3). Ce médecin, qui choisit sa vocation « abstraitement », consacre sa vie à soigner des malades, faisant « juste » son boulot. Il confie à Tarrou que « s’il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, lui laissant alors ce soin » (4). En luttant de toutes ses forces contre la création telle qu’elle est, c’est-à-dire un ordre du monde réglé par la mort, Rieux croit être sur le chemin de la vérité.
« Jamais ! »
Ce combat contre la peste, contre la maladie, se révèle être une éternelle lutte contre le mal. Tarrou s’exclame que chacun porte la peste en soi et que personne n’en est indemne, et « qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. » Il ajoute ainsi : « Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter » (5). La vérité de la condition humaine selon Tarrou se trouve dans le mal qui nous habite et dans la volonté humaine d’en faire abstraction. Sa vision du monde n’est pas si différente de celle de notre société ; le « telos », la fin, de l’homme est de résister à la mort, et l’être humain prospère en développant de la résistance face à cette dernière. Cette résistance à la mort, on la retrouve dans notre culture occidentale qui, lors du siècle dernier, a éradiqué la mort du quotidien. On ne meurt plus chez soi, entouré et soutenu par ses proches. Non, la mort est reléguée dans les hôpitaux, loin des yeux, où elle est évitée aussi longtemps que possible. On utilise l’idiome « il n’est plus », ou alors l’euphémisme « décéder » dont l’étymologie latine signifie principalement se retirer, quitter ce monde, cesser. Cette opposition à la mort, qui s’est même infiltrée dans notre langage, se retrouve dans les patients du docteur Rieux qui crie « jamais ! » au moment de mourir.
Punition divine ?
De son côté, le prêtre d’Oran, le père Paneloux, n’a pas de meilleures offres à faire à la population. Après une semaine de prières collectives, considérant la religion comme un remède à essayer, « toute façon, ça ne peut pas faire de mal », les habitants d’Oran se sont rassemblés pour la messe en grand nombre à la cathédrale qui déborde de monde jusque sur ses parvis (6). Le père Paneloux commence son prêche ainsi : « Mes frères, vous êtes dans la malheur, mes frères, vous l’avez mérité » (7). Accablé par une doctrine douteuse qui ne peut qu’expliquer la maladie comme étant la punition de Dieu, un Paneloux désemparé et inquiet pour sa ville, est conduit à admettre, dans son deuxième prêche, qu’il fallait vouloir la souffrance parce que Dieu la voulait (8). Camus nous dépeint un prêtre dépourvu de tous ses moyens, qui décide de ne pas se battre contre la peste qui est « la volonté de Dieu » comme ses concitoyens le font, mais qui s’y résigne dangereusement, et finit par en mourir.
L’interprétation que nous offre le père Paneloux révèle néanmoins les mêmes questions existentielles soulevées par la population d’Oran. Mais ses conclusions sont différentes. Ses actions dès lors sont similaires à celles des responsables religieux dans la parabole du bon Samaritain, ceux qui évitent l’homme à moitié mort sur la route qui conduit à Jéricho. Le docteur Rieux pour sa part voit un prochain dans chacun de ses patients. Il répond concrètement aux besoins observés, tout comme le Samaritain de la parabole qui fait preuve d’une générosité incroyable. Alors que Jésus nous dit : « Va agir de la même manière [que le Samaritain], toi aussi », nous sommes encouragés à nous poser les mêmes questions que les protagonistes de « La peste », nous sommes encouragés à nous battre contre le mal et pour la vie humaine (9). Cependant, Camus ancre ce combat dans le seul espoir de l’obstination à vivre. C'est le but en soi de ses protagonistes, ce qui n’est pas notre cas.
Vivre avec Christ
En tant que peuple de la résurrection, nous ne sommes pas définis par la vie ni par la mort qui encadrent notre existence humaine. En tant que peuple de la résurrection, notre existence est définie par Dieu qui s’est fait homme en Jésus-Christ, qui par sa vie, sa mort à la croix, sa résurrection et son ascension, nous a non seulement montré ce que c’est que d’être un être humain, mais qui nous a aussi invité à vivre libéré et selon l’amour qui s’offre en sacrifice. Jésus nous invite à prendre part à la vie de Dieu ici sur terre. Nous pouvons ainsi utiliser chacune de nos respirations, non pas pour nous battre obstinément pour rester en vie, comme les protagonistes de « La peste », mais pour vivre pour notre prochain d’une manière qui imite Jésus avec son amour sacrificiel. Cette vie-là, c’est celle qui vaut la peine d’être vécue. Ces actes d’amour et de grâce sont ce qui nous restent lorsque nous faisons face à des situations sans précédent. En vivant avec Christ, selon son exemple, nous vivons d’une manière qui ne peut pas être touchée par la mort, car cette liberté et cet amour seront toujours notre réalité, lorsque nous vivrons dans nos corps ressuscités auprès de Dieu le Père.