A en croire les instances internationales et les rapports des ONGs, la liberté d’expression se porte plutôt bien en Suisse. Reporter sans Frontière classe la Suisse au huitième rang du classement mondial 2020 de la liberté de la presse. Les experts du Comité des droits de l’Homme de l’ONU, lorsqu’ils examinèrent la Suisse en 2017, n’ont rien trouvé à redire sous l’article 19 du Pacte international sur les droits civils et politiques qui protège la liberté d’expression et d’opinion. Au contraire, ils lui recommandèrent de ne pas faire preuve de trop de tolérance face aux discours racistes et xénophobes, notamment les discours haineux à l’encontre des communautés musulmane, juive et rom (2). Le Comité suggérait de renforcer le mandat de la Commission fédérale contre le racisme (3) , une Commission qui lutte notamment contre la propagande raciste, autrement dit, qui a une mission de veiller à limiter les abus de la liberté d’expression.
Une rare critique de la liberté d’expression en Suisse
De la même manière, au cours de ces douze dernières années, lorsque la Suisse a passé son Examen Périodique Universel (UPR) au Conseil des droits de l’Homme, la liberté d’expression n’a été évoquée que très marginalement – contrairement à d’autres thématiques comme la migration ou le racisme. Depuis 2008, la Suisse a reçu un total de 491 recommandations, selon la base de données de l’ONG UPR-Info. Seules 3 d’entre elles portaient sur la liberté d’expression et d’opinion. Deux d’entre elles venaient de la Turquie, qui, en 2012 et 2017, exprimait de la sorte son désaccord face à la condamnation, par les tribunaux suisses, de l’activiste turque DoguPerinçek, pour avoir contesté que les massacres des Arméniens par l’Empire ottoman en 1915 constituait réellement un « génocide », lors d’un discours tenu en Suisse. La justice avait estimé que cette non-reconnaissance de ce fait historique avéré tombait sous le coup de la loi antiracisme suisse.
Dans cette affaire, la Suisse fut par la suite désavouée par la Cour européenne des droits de l’Homme, dans une décision serrée et contestée, considérant que la liberté d’expression du militant turque avait été violée en raison de cette application trop restrictive de l’article 261 bis du Code pénal. La Cour a en effet estimé que la liberté d’expression incluait le droit de contester la qualification juridique de « génocide », sans pour autant que ces propos doivent être considéré en eux-mêmes comme une incitation à la haine envers les Arméniens. Cette affaire s’inscrit dans une jurisprudence libérale bien établie, au cours de laquelle la Cour a souvent répété un principe fondamental pour la liberté d’expression, posé dans une affaire jugée en 1976 (Handyside c. Royaume-Uni) : « La liberté d'expression (...) vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. »
Une interprétation large de l’article 261 bis du Code pénal
Cette affaire turque est symptomatique du fait que le débat sur la liberté d’expression de ces dernières décennies en Suisse s’est cristallisé autour de la question des discours racistes ou négationnistes. On se souvient que face à une recrudescence du néo-nazisme à la fin des années 1980 – en 1989, le Blick montrait un groupe de néo-nazis faisant le salut hitlérien autour d’une croix en feu, dans la plaine du Grütli –, la Suisse adoptait en 1994, par voie de référendum, l’art. 261 bis du Code pénal contre la discrimination et l’incitation à la haine. En 20 ans d’application, la justice suisse prononcera 336 condamnations, optant pour une application relativement modérée et libérale de la loi. Elle a généralement su accorder une valeur élevée à la liberté d’expression, même parfois face à des idées choquantes, insultantes ou dérangeantes, tant qu’elles ne constituaient pas une incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination. Les fois où la Suisse a choisi une interprétation moins libérale de la liberté d’expression, la Cour européenne des droits de l’Homme s’est chargée de la rappeler à l’ordre, à l’image de l’affaire Perinçek.
Aujourd’hui encore, l’application de cet article 261 bis du Code pénal continue de marquer l’actualité de notre pays, comme en témoigne les procédures judiciaires en cours contre le polémiste Dieudonné, accusé d’avoir tenu des propos niant l’existence des chambres à gaz lors de ses spectacles à Genève et Nyon en 2019, ou contre les UDC Yvan Perrin et Jean-Luc Addor pour des déclarations sur les réseaux sociaux à propos des musulmans.
Conséquences pour les citations religieuses
On peut raisonnablement penser que la nouvelle version étendue de l’article 261 bis du Code pénal qui est entrée en vigueur le 1er juillet, et qui inclut désormais aussi l’orientation sexuelle, ne viendra pas changer fondamentalement la donne au plan légal. Elle impliquera toutefois un surplus de vigilance, y compris de la part des chrétiens. Par exemple, citer un texte de l’Ancien Testament appelant à sanctionner l’homosexualité, sans le mettre en contexte, pourrait désormais exposer la personne ou l’organisation concernée à une condamnation, si elle ne s’écarte pas explicitement d’une interprétation qui pourrait engendrer la haine, la violence ou la discrimination. On peut penser par exemple au cas de figure de ce groupe évangélique travaillant parmi les enfants et les jeunes et qui avait été critiqué dans la presse pour avoir publié sur son site web un lexique, avec des passages bibliques liés à chaque thème. Sous la rubrique « homosexualité » figurait, sans autres commentaires, des citations de l’Ancien Testament.
A ce propos, un jugement sur une autre affaire rendu par le Tribunal fédéral en 2019 est édifiant. Le Tribunal s’est en effet interrogé pour savoir si l’on peut citer des textes religieux appelant à la violence dans une prédication. L’affaire concernait un texte de doctrine lu par un imam somalien en 2016 et qui appelait à la violence et au meurtre des musulmans qui ne participent pas à la prière à la mosquée. L’imam a fait appel sans succès, de sa condamnation à 18 mois de prison, avec sursis, et de son expulsion du territoire. Pour le Tribunal fédéral, cette prédication constituait « une provocation publique au crime ou à la violence », au sens du droit suisse. En l’occurrence, le problème dans la prédication de l’imam, c’est qu’il a lu cette citation violente, sans faire d’autres commentaires. Il aurait dû « désamorcer » cette citation, en expliquant qu’elle ne devait pas être interprétée de manière violente et littérale. Le Tribunal n’a pas cherché à savoir quelles étaient les intentions de l’imam en citant ce texte. Il rajoute encore qu’en tant qu’enseignant religieux s’exprimant depuis la chaire, son autorité morale et son pouvoir d’influence pèsent lourd. Enfin, le tribunal déclare qu’il en aurait été de même pour une prédication avec une citation non commentée d’un texte violent de l’Ancien Testament.
En résumé, le prédicateur souhaitant thématiser la question de l’orientation sexuelle dans une perspective biblique serait tout à fait autorisé à apporter un regard critique sur l’homosexualité et à citer l’Ancien Testament. En revanche, il devra le faire d’une manière qui ne prête pas à l’ambiguïté en écartant clairement toute interprétation ouvrant la possibilité à des attitudes haineuses ou violentes.
Conséquences négatives pour la tolérance envers les avis contraires, sur le plan social
Si sur le plan légal, la Suisse offre un cadre juridique globalement favorable à la liberté d’expression, le défi principal pour celle-ci se situe peut-être davantage au niveau social, où l’on constate parfois certaines condamnations « extra-judiciaires » envers les personnes tenant des discours autorisés d’un point de vue légal mais qu’une partie de la population juge inacceptable. La discrimination et les sanctions sociales peuvent être tout aussi efficaces, voire plus redoutables encore, qu’une condamnation judiciaire. Voici deux exemples symptomatiques.
En 2018, le cinéaste Fernand Melgar déclenche la polémique en mettant en ligne des photos de trafiquants à la sortie des écoles pour dénoncer le laxisme de la Municipalité de Lausanne à l'égard de dealers de drogue. Sa prise de position suscita beaucoup de réactions outrées, notamment une lettre ouverte signée par plus de 200 personnes du milieu du cinéma et de l’image. Face à la pression, Fernand Melgar renoncera à un poste d’enseignant à la Haute École d’Art à Genève (HEAD), fonction qu’il devait débuter au même moment et, en 2020, il met un terme à sa carrière de cinéaste.
Autre exemple : Johannes Läderach, qui, en raison de son soutien actif à une organisation pro-life et sa position critique envers le mariage homosexuel, a vu les magasins Läderach faire l’objet d’actes de vandalisme, d’appels au boycott, conduisant même la compagnie Swiss à renoncer aux services du chocolatier.
Face à ces sanctions sociales, voire professionnelles et commerciales, nous avons un devoir de vigilance, non seulement pour ne pas exercer ce genre d’intolérance nous-même, mais aussi, pour défendre la liberté d’expression de la personne qui présente une opinion opposée à la mienne. Dans ce sens, l’avenir de la liberté d’expression en Suisse dépend aussi un peu de chacun de nous. A nous de savoir y apporter une contribution positive en sachant contribuer à ce climat de dialogue mature et respectueux.
Michael Mutzner