Suisse romande : le point sur les abus sexuels en milieu évangélique avec Jacques Poujol

Serge Carrel mercredi 13 mars 2019

Une réaction à un commentaire sur lafree.info (1) a poussé Serge Carrel à rencontrer le pasteur français Jacques Poujol pour évoquer la situation des abus sexuels parmi les pasteurs évangéliques de Suisse romande. Psychothérapeute et conseiller conjugal, ce formateur en relation d’aide, très actif dans notre région en lien avec le centre Horizon 9 à Genève et le centre Empreinte à Vevey, a accepté de parler de cette question délicate. Pour lui, les victimes d’abus commis par des pasteurs sont principalement des femmes entre 25 et 40 ans.

Au vu de la trentaine d’années d’entretiens et de contacts que vous avez à ce jour avec l’ensemble du milieu évangélique romand, combien de pasteurs ou de responsables d’Eglise auraient commis un ou des abus sexuels ?

Je les estime à une dizaine au moins sur cette trentaine d’années !

Qui sont les victimes concernées par ces abus ?

Des femmes entre 25 et 40 ans.

On ne se trouve donc pas dans la même dynamique que celle qui prévaut dans la Convention baptiste du Sud aux Etats-Unis où la plupart des personnes victimes de crimes sexuels ne sont pas majeures…

Effectivement… Les abus de mineurs, on les retrouve en Suisse romande davantage dans les camps de jeunes et les associations de jeunesse (2).

Quelles différences faites-vous entre abus sexuel et ce que l’on qualifie d’ordinaire dans le milieu évangélique d’adultère ?

En France (3), la loi dit clairement que toute personne qui a autorité et qui entretient une relation sexuelle avec un subordonné commet un abus ou un crime sexuel. Cela ne se justifie d’aucune manière ! A partir de là, on ne peut pas parler d’adultère quand un serviteur de Dieu couche avec une paroissienne. Ce n’est pas un adultère, c’est un crime sexuel ! Souvent dans les Eglises, on requalifie un tel acte en parlant d’adultère, et il n’y a plus de problème au niveau de la loi. L’affaire est alors gérée de manière interpersonnelle, dans une dynamique de pardon réciproque.

Ce qui est grave, c’est qu’on fait de la victime la responsable du crime. Et je l’ai trop souvent vu dans les Eglises évangéliques... « C’est la femme qui a séduit, c’est elle qui est fautive ! » Non seulement elle est victime, mais en plus on lui met sur le dos le fait qu’elle est responsable. Pire que cela : parce que le monsieur est un serviteur de Dieu, c’est quasiment à Dieu qu’elle s’attaque ! Donc elle détourne un pasteur de la voie juste. Or, c’est dans le cœur de la personne, dit Jésus, que se trouve le problème, pas dans ce qui vient de l’extérieur comme les membres de l’Eglise ou les gens qui se trouvent dans la rue (Matthieu 15.18-20). Entre nous soit dit, personne ne se lève le matin en disant : « Tiens, ce matin, il fait beau, je vais commettre un « petit » abus sexuel. » C’est parce qu’il y a un problème dans la psychè du pasteur, qui ne connaît pas d’interdit par rapport à un tel acte.

Avez-vous connaissance de pasteurs qui seraient impliqués en Suisse dans des crimes sexuels à l’endroit de mineurs ?

Non, je n’ai pas connaissance de pasteurs romands qui seraient impliqués dans de tels crimes.

Quant aux situations d’abus avec des femmes de 25 à 40 ans, elles ne sont possibles que parce que, dans la plupart des cas, l’épouse du pasteur laisse faire. Elle a un intérêt pervers dans cette histoire.

Lequel ?

Si ces femmes se sentaient trahies, elles quitteraient leur mari tout de suite. Elles auraient un comportement « tolérance zéro ». Mais du moment qu’il y a une tolérance, c’est qu’il y a un intérêt psychologique ou financier.

Dans les situations que vous mettez en avant, il est difficile pour une femme entre 25 et 40 ans d’aller porter plainte contre son pasteur devant la justice…

Oui, c’est très difficile. D’ailleurs, si c’était son patron au sein d’une entreprise, ce serait aussi très difficile de porter plainte contre lui. Pour porter plainte, il faut des preuves qu’il y a abus. On croit toujours que l’abus est violent. Si c’était le cas, ce serait un viol. L’abus est précédé d’une préparation psychique qui monte en puissance tranquillement, sans que la victime ne s’en rende compte. Pour évoquer cela, l’image de l’araignée qui construit sa toile est parlante. Une toile d’araignée, c’est très joli dans la campagne au soleil, mais elle est là pour que la mouche qui va passer, se laisse prendre. Les prédateurs sexuels s’organisent et ne sont pas surpris par la capture des victimes qu’ils ont devant eux et qu’ils ont choisies. Cela peut mettre 6 mois, un an, deux ans, cinq ans pour qu’ils parviennent à leurs fins…

Ceci dit, je me suis trouvé dans beaucoup d’autres milieux évangéliques en France, en Italie, dans les Antilles, en Afrique… la Suisse n’est pas la plus mal lotie ! J’ai vu parfois certaines choses que même l’entendement ne parvient pas à concevoir. Comme dit l’apôtre Paul, ce que l’on voit dans l’Eglise, dans le monde on ne le voit pas à ce niveau-là !

Aujourd’hui, les femmes prennent conscience du caractère intolérable de tels abus et la psychologie a fait d’énormes progrès pour permettre aux victimes de prendre la parole. Il y a des ressources à disposition que l’on n’avait pas voilà 30 ans. Comme dit Jésus, s’ils se taisent les pierres crieront… Parce que les chrétiens se taisent, la parole vient d’ailleurs. Quand les pierres crient, ce n’est jamais aussi beau que quand ce sont les enfants qui parlent… On peut nier le problème, mais il est là.

C’est un problème systémique. C’est un ensemble d’enseignements, de comportements, de sous-entendus qui font que la chose est possible.

Qu’est-ce qui favorise de tels abus sexuels ?

En premier lieu, c’est l’enseignement qui promeut l’inégalité homme-femme et la soumission de la femme à l’homme. Il y a une lecture des textes que nous devrions reprendre, mais on est là pour le moment devant un impensé.

Qu’est-ce qui favorise encore, dans la dynamique des Eglises évangéliques, ces abus sexuels entre pasteurs et femmes de 25 à 40 ans ?

La plupart des gens dans le milieu évangélique ont tendance à mettre de côté tout ce qui est d’ordre psychologique. On ne veut pas comprendre comment se construit une personne au niveau psychologique et comment on la soigne. On est dans le magico-religieux et, à partir de là, il n’y a pas de solutions. Il n’y a pas d’analyse sérieuse. On n’étudie pas la personnalité. On met tout dans le même sac : le péché, le pécheur… alors qu’il y a différents types de dérèglements psychologiques. On sait quels types de personnes y amènent…

Au niveau du recrutement des pasteurs, devrait-il y avoir des tests de personnalité ?

Oui. Un test de personnalité devrait être requis avant tout engagement et effectué par un psychologue professionnel qui peut dire si le candidat n’a pas de failles ou si tel autre en a, et qu’il ne faut pas le prendre. Dans le travail de relation d’aide que nous effectuons, nous faisons des tests de personnalité avec nos collaborateurs pour nous assurer qu’ils n’ont pas de failles psychologiques. Ce serait trop grave ! Aujourd’hui, on est capable de discerner, mais nombre de pasteurs ont la prière pour discerner… C’est très bien la prière, mais elle ne discernera pas une personne qui a une faille psychologique importante et qui va s’exposer à développer des comportements abusifs. C’est tout un ensemble ! Comme les opposants à Jésus le disent dans le Nouveau Testament, il vaut mieux qu’il y en ait un qui meurt pour le bien de tous ! On sacrifie donc la pauvre femme qui a été abusée, parce qu’elle serait une pécheresse qui a attiré le responsable dans ses filets. Ainsi, tout le monde peut continuer à vivre tranquille !

Ce que je dis est grave, parce que c’est de la santé même de l’Eglise dont on parle !

Propos recueillis par Serge Carrel

Notes
1 Serge Carrel, « Quand nos Eglises deviennent des scènes de crime », 15 février 2019.
2 Voir la « Charte pour le service chrétien parmi les enfants » de 2017 publiée par le Réseau évangélique suisse et signée par Adonia, les Fabricants de joie, et la Ligue pour la lecture de la Bible notamment. Un extrait du paragraphe 4 consacré à la prévention affirme : « Les programmes, les projets et les mesures proposées par les associations signataires veillent à prévenir les phénomènes d’exploitation ou de violence (relationnelle, physique, sexuelle), ainsi que tout comportement addictif (nicotine, alcool, jeux vidéo, médias sociaux, pornographie, etc.)… »
3 La législation est similaire en Suisse. Voir la brochure « Violences sexuelles contre les femmes : que faire ? La violence est inacceptable », Département de la sécurité, de la police et de l’environnement Genève, 2010, p. 67-80. Notamment les paragraphes consacrés à « Que faire spécifiquement en cas d’abus sexuels commis par des professionnels de la santé » et « Que faire spécifiquement en cas d’abus sexuels commis par d’autres personnes ayant aurtorité ».
  • Encadré 1:

    Les livres de Jacques Poujol

    Le pasteur et psychothérapeute Jacques Poujol a publié et édité plusieurs ouvrages via les éditions Empreinte temps présent :

    1. Sur les abus sexuels et spirituels

    Jacques Poujol, Les abus sexuels - comprendre et accompagner les victimes, Paris, Empreinte temps présent, 2011, 110 p.
    Samuel Amedro, Grandir en toute sécurité, Paris, Empreinte temps présent, 2009, 184 p.
    Jacques Poujol, Abus spirituels - S’affranchir de l’emprise, Paris, Empreinte temps présent, 2015, 92 p.
     
    2. D’autres ouvrages
    Jacques et Claire Poujol, Vivre à deux - bien communiquer gérer les conflits, Paris, Empreinte temps présent, 2012, 290 p.
    Jacques Poujol, L’accompagnement psychologique et spirituel. Guide de relation d’aide, Paris, Empreinte temps présent, 2007, 438 p.
    Jacques Poujol et Colette Fébrissy, Les étapes du développement psychologique et spirituel, Paris, Empreinte temps présent, 2013, 98 p.
    Jacques Poujol, L'équilibre psychologique du chrétien, Paris, Empreinte temps présent, 2008, 190 p.
    Jacques Poujol et Rosite Boucaud, Le divorce, dépasser la blessure, construire l'avenir, Paris, Empreinte temps présent, 2007, 120 p.
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