Dans les années 70, 80 et 90, des filières proposaient des enfants sri lankais à l’adoption en Suisse. On sait aujourd’hui que ce sont quelque 880 enfants qui ont ainsi été adoptés de façon illégale. Retrouver ses parents biologiques n’est pas une tâche facile puisque les actes de naissance ont été pour la grande majorité falsifiés, notamment le nom de la mère à qui on a pris, acheté, voire volé son bébé.
A Genève, Sélina Imhoff fait partie de ces bébés adoptés. Pasteure dans l’Eglise (FREE) de Meyrin, elle s’est dite prête, enfin, à témoigner. Elle a été adoptée en Suisse par un couple qui avait déjà un fils et qui, après elle, a adopté une deuxième fille au Sri Lanka, avec laquelle la pasteure genevoise n’a toutefois pas de lien de sang. C’est une enquête du Téléjournal en 2017 sur ce trafic d’enfants qui lui a provoqué un choc. Enquête, reprise par la suite par deux magazines de Temps Présent, en 2018 et 2019.
Vivre – Sélina, comment qualifier le premier choc que vous avez eu en regardant le journal télévisé ?
Sélina Imhoff – J’ai été boulversée, car je n’avais pas du tout l’habitude que l’on parle des enfants adoptés du Sri Lanka. Pour moi, il y a plein d’enfants adoptés qui viennent d’un peu partout. J’avais zéro information sur mes origines, et je crois que je m’étais habituée à ne rien savoir. D’un coup, quelque chose est remonté et là, j’ai été obligée de m’informer. J’ai découvert beaucoup de zones d’ombres auxquelles je ne m’attendais pas du tout. Aujourd’hui, je ne me sens pas à l’aise, parce qu’il y a plein d’éléments qui me questionnent encore, qui ne sont pas réglés, et qui sont assez douloureux. Je me pose évidemment des questions par rapport à mes parents d’origine, par rapport à ma mère biologique et ce qui s’est passé pour elle. Mais je me pose aussi des questions par rapport à moi et à ce que je suis censée faire avec cette histoire.
Une femme dans le même cas que vous a aussi reçu cette enquête du téléjournal en pleine face... Elle s’appelle Gaëlle. Elle a dit avoir eu le sentiment de ne plus exister…
En ce qui me concerne, cela faisait déjà un moment que je me disais que j’existais malgré cette partie de ma vie au Sri Lanka, dont je ne me sentais pas le droit de parler. Cela remonte à mes 20 ans, quand je fréquentais un groupe de jeunes évangéliques. La question de l’appartenance, pour moi, était essentielle. Je ne me sentais pas être comme les autres. Et c’était difficile pour moi de me dire que, même dans une Eglise, je ne me sentais pas faire partie du groupe. Un jour, en essayant de lire la Bible, je suis tombée sur le psaume 27 (ndlr : verset 10) qui dit : « Si ton père et ta mère t’abandonnent, moi le Seigneur je te recueille ». Et cette phrase, pour moi, a allumé comme un projecteur sur quelque chose que je n’avais jamais osé évoquer. Et le Seigneur venait me dire qu’il savait que j’avais été abandonnée à un moment de mon histoire, mais qu’on allait y travailler, Lui et moi.
Et c’est sur ce socle-là que vous avez pu vous construire…
Oui, c’est un socle. Mais en même temps, c’est un socle qui a aussi déstructuré beaucoup ma vie. Car je m’étais construite comme une enfant qui devait apporter de la joie, qui venait compléter une famille. Mais un enfant adopté, ce n’est pas que ça. Il a aussi sa part d’histoire qui n’appartient pas aux parents adoptifs.
Dans les magazines de Temps Présent, des femmes, adoptées comme vous, parlent de honte, avoir le sentiment d’être une mauvaise personne. Vous ressentez la même chose ?
Clairement, oui. Je ne me sens pas légitime. C’est très difficile aussi d’être une enfant de couleur qui grandit dans un monde de Blancs. Ce n’est pas rien. J’ai grandi avec une mère blonde aux yeux bleus... Moi je suis foncée de peau, cheveux noirs, yeux noirs. Ce n’est pas évident de se dire que l’on fait partie de cette famille. On sait très bien que l’on appartient à ailleurs aussi. J’ai alors eu besoin de retrouver certaines racines, car je ne me sentais pas la capacité de devenir maman. J’ai senti qu’il fallait que je bouge quelque chose en moi. Avec mon mari, on est parti au Sri Lanka en 2012. Et j’ai découvert en moi des choses qui prenaient sens. J’ai su que je venais de quelque part. Et pas de nulle part. Deux ans après, je suis devenue maman. J’ai accueilli mon fils, Simon, qui me ressemble beaucoup. En fait, il est la seule personne que je connaisse qui me ressemble.
Jean-Philippe Ceppi, producteur de l’émission Temps Présent, parle de « fermes à bébés » pour parler des orphelinats du Sri Lanka. Comment réagissez-vous à ces mots ?
C’est déshumanisant. Ce sont des femmes qui étaient là pour être en gestation et offrir un enfant pour un trafic qui profitaient à certains, pour des milliers de francs. Cela me révolte beaucoup, j’ai un fort sentiment d’injustice et un vrai sentiment d’horreur que ce genre de choses ait pu exister.
Dans le magazine de 2019, des images montrent ces fermes à bébés avec des enfants à même le sol, couvert de mouches…
Il s’agit de l’orphelinat de Colombo qui appartenait à Miss Dawn de Silva, et c’est l’orphelinat duquel je viens. Et ces images m’ont frappée parce que ces enfants, ça pouvait être moi. Et pendant les premiers jours de nos vies, c’est comme cela que nous avons été traités. Alors qu’un enfant a besoin de sécurité, qu’il ne s’appartient pas, qu’il est la prolongation de sa mère, comme on dit. Là ce n’est de loin pas le cas. L’enfant est abandonné. Et je pense que je vis depuis quelques années des stress post traumatiques, des ressentis très forts d’angoisse d’abandon, au point que je me dis que je pourrais en mourir, même si ce n’est pas rationnel.
On parle de deux filières. Savez-vous de laquelle vous provenez ?
De celle de Dawn de Silva. Mes parents adoptifs m’ont toujours parlé d’elle comme de quelqu’un de super gentil qui leur a apporté les enfants qu’ils ont tant désirés. Mais c’était de l’escroquerie. J’ai retrouvé dans mon dossier d’adoption plusieurs lettres écrites par cette femme. Et les sommes qu’elle demandait, les bakchichs que mes parents devaient payer pour nous avoir ma sœur et moi, c’était vraiment du vol.
Est-ce que vous trouvez dans le christianisme de quoi colmater vos fissures ?
Dans le christianisme, j’apprends à accepter mes fissures. Pas à les colmater. J’ai trop cherché à les colmater au travers de l’adoption. Et en fait, le christianisme apprend à accepter qu’il y a des fissures et à avancer avec. C’est du moins ce que je comprends dans l’histoire biblique et dans l’histoire du Christ. Et dans ces fissures, c’est là que des choses profondes et vraies peuvent exister.
Et qu’est-ce qui vous aide, vous fait véritablement du bien dans votre foi chrétienne ?
De me dire que je ne suis pas qu’un accident de l’histoire. C’est vrai que mon parcours est fait de choses traumatisantes et violentes, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi les choses auxquelles j’ai pu me raccrocher, comme croire en Dieu. Croire en quelque chose qui va au-delà de ces fractures. Qu’il y a un vrai secours dans la vie. Et qu’il y a tout ce qui peut naitre de cela.
C'est bientôt Noël. Qu’aimeriez-vous dire ?
Que Jésus est né dans une condition qui peut se rapprocher de la mienne, dans une condition indigne, avec des animaux, comme dans une écurie. Mais il est venu pour nous dire que notre vie a de la valeur.