« La parabole du fils prodigue », c’est souvent à partir de ce titre aux résonances négatives que ce texte de Luc (15. 11-32) a, hélas, été lu. En fait de qui parle-t-on dans cette parabole ? De quoi parle-t-on ? L’énergie du texte serait-elle focalisée d’abord sur la faute du petit et sur la fermeture du grand ? C’est-à-dire sur nos propres manquements, nous qui sommes tour à tour le petit et le grand ? A cela, nous répondons : « Non », vigoureusement ! Jésus dirige l’énergie de cette parabole vers nos cœurs pour nous montrer le Père, son Père, tel qu’il est, prodigieux dans son hospitalité pour ses deux fils au cœur orphelin. Il faut donc abolir un premier mensonge : la parabole n’est pas celle du fils prodigue, mais celle du Père prodigieux !
Nous allons fixer notre attention sur les deux premiers des sept actes du Père à l’égard du petit. Ces actes du Père sont autant de révélations du caractère de son amour. Un amour en actes, qui a pour but de ramener à la maison, non pas un orphelin perdu, mais un fils ou une fille.
Mon Père me voit
Les paroles de certains chants chrétiens proclament : « Nous voulons voir », « Je veux voir ». Elles sont teintées de cette religion volontariste qui affirme d’abord le « je » dans la prière, et qui oublie de laisser Dieu se présenter.
Dans ce texte, il ne nous est pas dit, comme on pourrait s’y attendre, que le fils cadet commence par aller voir le Père. Non la caméra zoome sur le Père, son visage, ses yeux, un gros plan. C’est un peu comme dans le film culte : « Il était une fois dans l’Ouest » (1). De loin, le Père voit le cadet (Luc 15.20). Avant de voir Dieu, ou même d’avoir le désir de le voir, le cadet est vu de la même manière que nous sommes vus par Dieu.
De loin, Dieu me voit ! Quelle que soit la distance, ressentie ou réelle, qui me sépare de lui. Mais que voit-il ? Comment regarde-t-il ? Qu’y-a-t-il dans ses yeux ? Nos yeux à nous sont entraînés à critiquer, à comparer, à voir les fautes et le mal qui nous a été fait, à remarquer ce qui manque chez l’autre en fonction de nos préjugés personnels.
Nos yeux ont été entraînés à regarder ainsi, car nous avons d’abord appris à être dévisagés ainsi, par nos parents, nos maîtres d’école, nos copains. Nous avons été vus par de très nombreux yeux qui évaluent, pèsent, mesurent, trouvent beau ou pas, bien ou pas, qui nous « like » ou pas. Et nous savons que nous avons été inscrits sur les différents supports de la mémoire du cœur : un casier judiciaire, un tableau des nombreux « pas likés », une liste de nos échecs et de nos faiblesses. Nous préférons d’ailleurs oublier cela, c’est trop effrayant.
Le regard différent du Père
Alors, que trouvons-nous dans les yeux du Père ? Il a été maltraité par son fils. Un héritage a été exigé de lui, alors qu’il est encore vivant. Cela constitue un affront majeur dans le Moyen-Orient ancien. Chez nous, aujourd’hui, cela équivaut à lui dire : « Ah ! Si tu pouvais mourir, afin que je puisse avoir ton argent ! »
Dans les yeux « normaux » d’un père humain, nous pourrions nous attendre à trouver un regard froid, expression authentique d’un cœur blessé ; un regard qui montre à l’autre la distance qu’il a créée par sa faute et qui lui fait comprendre tout le chemin nécessaire à un rapprochement ; un regard qu’il faudra donc amadouer, pacifier, conquérir, convaincre ; un regard qui, à cause de son autorité divine, rallongera la distance à parcourir avec des exigences infinies ! Oui, nous nous attendons sans doute à des yeux « normaux », qui montrent le décalage existant entre l’offensé et l’offenseur. Un décalage qui produit de la tension, puis de la peur.
Mais le Père que Jésus décrit dans ce texte, le Père qu’il révèle par sa vie et sa mort en croix, ce Père a un autre visage. La caméra zoome sur les yeux de son vrai visage. Et nous découvrons un Père qui se tait. Il regarde au loin le fils « entrer en gare ». On entend les mouches voler. Tout le monde se tait (2). Que lisons-nous dans les yeux de ce Père ?
Un Père profondément remué
Ce que le Père dégaine en un éclair, c’est la compassion. L’arme fatale qui crible la victime et donne la victoire, c’est la compassion. Le petit tombe sous la compassion de Dieu en Jésus-Christ. En un instant, la compassion couvre toute la distance du péché et du mal, pour atterrir sur le petit qui est de retour.
Le verbe grec utilisé (splangknizomai) exprime la compassion qui part du ventre, des intestins, du plus profond. Sur le plan de l’intensité émotionnelle c’est un verbe très fort ! Le Père est chamboulé, « rebouillé »(3), complètement retourné à la vue de son enfant.
Sur le visage du fils qui revient se lisent la souffrance de l’orphelin, faite de solitude, d’abandon, d’angoisse existentielle, ainsi que des marques de maltraitance. En voyant cela, le Père « craque » comme on craque devant la souffrance d’un petit enfant qui nous regarde les yeux pleins d’espoir ; un petit enfant avec son regard interrogatif : « Mais pourquoi ? Jusqu’à quand ? »
Pourtant, en vérité, le Père ne « craque » pas. En effet, son regard a toujours été le même. Il n’a pas passé par des phases d’indignation, puis d’indifférence. Il n’a pas nourri, comme nous le faisons, son honneur et son orgueil blessés. Il n’a pas non plus attendu de nous faire payer. Car la Croix est au cœur de sa compassion, dès le début.
La compassion qui mène à l’adoption
Dans les Evangiles, seul Jésus manifeste ainsi des « entrailles de compassion ». Nous voyons cela dans l’histoire du Samaritain qui rencontre l’homme à demi mort sur la route (Luc 10.33). Le cas se présente aussi lorsque Jésus voit des brebis sans berger, qui souffrent à cause de graves blessures de la vie (Mt 9.36).
L’hospitalité envers le fils devenu orphelin commence par les entrailles de compassion du Père, des entrailles de compassion adoptives. Il n’est pas étonnant que le verbe utilisé soit aussi un verbe maternel, construit sur le substantif pluriel « splankna » qui, au singulier, désigne le sein maternel ! Le sein « maternel » du Père s’ouvre à l’homme perdu et orphelin, afin de lui donner un lieu de naissance filial dans la maison du Père.
La compassion qui découle du regard de Dieu n’est pas qu’un sentiment du genre : « Oh ! Le pauvre petit ! » Elle est une énergie du Saint-Esprit pour faire naître dans le « sein du Père ». Les entrailles sont des entrailles de vie : à cette place, tu peux devenir fils ou fille du Père ! Là, tu vas guérir du mal commis et subi dans ta phase orpheline. Là encore, tu reçois l’Esprit d’adoption qui te permet de pousser une sorte de cri de naissance : « Père ! » Car le Père, en te faisant naître par son amour qui guérit, te montre qu’il est vraiment bon ! Là, son vrai visage se fait connaître, en te recréant fils ou fille !
Le regard de Dieu ne contient ni pitié, ni distance. En effet, la compassion qui vient de ses entrailles comble instantanément la distance. Telle est exactement l’œuvre de la croix ! Les entrailles se manifestent dans les actes forts du Père, afin que l’orphelin puisse naître à la vie de fils.
Ainsi, la compassion du Père se manifeste avec force et empressement. Celui-ci prend ses jambes à son cou. Il se lance dans « le sprint de sa vie » pour se jeter au cou de son orphelin perdu. Et cette histoire n’est qu’un début !
Paul Hemes