Elles ont 16, 17 ans. Zaïnab, Ghadir, Khilfa sont assises ce matin-là à même le sol, sur un tapis d’une des pièces de l’immeuble désaffecté de la localité de Manana, proche de Tyr (sud Liban), où s’entassent de nombreuses familles syriennes. De larges foulards de couleur entourent leur visage. Elles l’ajusteront pour la photo de sorte qu’on ne voie plus que leurs yeux. « Je me suis mariée quand j’étais trop petite, exprime spontanément Zaïnab, 16 ans, une de ses deux filles dans les bras. Je ne savais prendre soin ni de moi ni de mon mari : j’avais juste envie de jouer ! » Et la jeune fille de poursuivre sans transition: « La vie sexuelle, je ne la connaissais pas. Et mon corps ne la supportait pas. Je conseille aujourd’hui à celles qui seraient tentées par le mariage avant 18 ans de ne pas le faire. » A ses côtés, Ghadir ajoute: « Quand tu te maries, tu ne continues pas l’école, tu ne vis pas ton enfance. Moi, j’aurais bien voulu continuer l’école. » Ghilfa parle, elle, de conflits avec son mari au début de leur vie de couple. Elle évoque aussi deux fausses-couches, avant de présenter ses deux garçons, dont un qu’elle allaite. L’autre a 4 ans.
Raisons financières et économiques
C’est l’ONG Terre des hommes Lausanne qui a organisé la rencontre. «Les conséquences sociales, psychologiques et affectives du mariage précoce sur les adolescentes sont dramatiques, résume l’attachée de presse Ivana Goretta. Ces toutes jeunes filles ne sont prêtes ni physiquement ni émotionnellement à devenir mères. » L’ONG sensibilise les parents et les communautés touchées par la crise syrienne à la nécessité de protéger leurs propres filles et apporte un soutien psychosocial et matériel aux jeunes mariées.
Selon une dernière étude menée en 2017, on a assisté à une hausse de 9% de ces mariages parmi les jeunes ressortissantes de ce pays depuis le début de la guerre en Syrie, mais aussi de 1,4% parmi les Libanaises. « Le mariage des enfants se conclut pour des raisons financières et sécuritaires: c’est une bouche de moins à nourrir et les parents reçoivent une dot de la part du mari » explique Nathalie Hobeika, juriste et avocate libanaise employée par l’organisation lausannoise.
Les réfugiés qui vivent dans des conditions difficiles pensent aussi que c’est mieux pour les filles d’avoir un homme qui les protège de toute agression, ajoute-t-elle. «Les jeunes filles qui se marient de manière précoce sont souvent issues de milieux défavorisés, lui fait écho Catherine Mourtada, une enseignante vaudoise installée depuis plus de 20 ans dans le quartier défavorisé Hey L’gharby du sud de Beyrouth, avec son association Tahaddi1. Les parents ont de la peine à trouver du travail. Les réfugiés qui se trouvent dans un pays étranger ont une peur plus grande qu’il arrive quelque chose à la jeune fille : qu’elle soit enlevée, ou qu’elle tombe amoureuse d’un jeune homme que la famille n’aurait pas choisi. »
Il y a peu, une jeune femme de 22 ans, mère d’une enfant de 8 ans, est venue raconter à Catherine Mourtada que le jour de son mariage, alors qu’elle avait 13 ans, elle ne savait rien de ce qui lui arrivait : on l’a amenée chez le coiffeur, elle était contente d’être bien habillée, puis un de ses oncles est venu vers elle et l’a embrassée. « Ses parents lui ont dit qu’elle devait partir avec lui, qu’elle allait devenir sa femme. Dans la voiture, sa sœur l’a accompagnée et lui a dit ce que signifiait le mariage. Cela a été un traumatisme horrible. Ces mariages sont très rarement satisfaisants. Les filles doivent arrêter l’école, ne peuvent se former professionnellement. Beaucoup de femmes qui participent à nos cours d’alphabétisation, d’informatique ou de couture réalisent un rêve : celui d’acquérir des compétences qui leur permettront par la suite de gagner de l’argent, d’être financièrement indépendante. »
Donner une identité aux enfants à naître
Si la loi sunnite au Liban détermine pour le mariage un âge légal minimum de 17 ans pour la fille et de 18 ans pour le jeune homme, il reste du ressort des 18 confessions qui existent au Liban de marier les époux. Les juges religieux rencontrés disent désapprouver ces mariages d’enfants, comme le chiite Hussein Darwich et le Druze Fouad Hamdan. Mais ils sont parfois contraints de les célébrer.
Dans son salon qui surplombe la circulation compliquée de Beyrouth et où le climatiseur fonctionne à plein régime, le juge sunnite Mohamed Nokkari explique: « Il y a un an et demi, une fille de 12 ans est venue avec son futur mari; avec eux, oncle, père et grand-père. Ils ont déclaré venir de Syrie où ils ont l’habitude d’appliquer leur propre loi coutumière. Celle-ci leur donne le droit de marier leurs filles à partir de l’âge de 12 ans, m’ont-ils dit. Je leur ai répondu qu’ils étaient au Liban, où nous avons des lois et que je ne voulais pas marier l’enfant. Ils sont alors allés le faire auprès d’un dignitaire religieux dans la Bekaa ou à Balbeck. Ils savaient qu’à partir du moment où la fille serait enceinte, le juge religieux que je suis accepterait ensuite de reconnaître le mariage. Et c’est bien ce qui s’est passé : quelques mois plus tard, j’y ai consenti pour donner une carte d’identité à l’enfant à naître. »
Récemment, les Nations Unies ont soumis au juge Nokkari 600 à 700 reconnaissances de mariages de Syriens qui n’avaient ni carte d’identité ni certificat de mariage. «J’y ai souscrit avec, à chaque fois, un double sentiment: un chagrin pour la fille qui n’a pas profité de sa jeunesse ; et un sentiment positif par rapport aux enfants à naître qui ne viendront pas au monde de manière illégale. »
Gabrielle Desarzens
Cet article est paru dans les colonnes du Courier
1 L’association Tahaddi est un centre éducatif et de santé