Il a le chapeau noir enfoncé sur la tête, le regard qui raconte ce qu’il ne dit pas. Cet après-midi de mars, le Manouche May Bittel, qui se définit comme pasteur évangélique, s’exprime au bord d’un feu, à la lisière des caravanes et du mobile home dans lequel il habite. Une petite rivière borde ce quartier de Céligny (VD) et les flammes crépitent. « Le feu, c’est ce que nous faisons pratiquement toujours quand on arrive quelque part. C’est important : il rassemble, permet de cuire, dit le partage et la fête ! Et il nous met aussi en mémoire tous les feux qu’on a vécus précédemment avec nos parents et grands-parents… » Une voiture arrive. Le Tsigane1 de 70 ans cause avec son petit-fils, puis invite à poursuivre la discussion dans l’habitation qu’il a construite de ses mains. Dans quelques semaines, il va partir « en mission », dit-il. Et notre homme d’énumérer Etoy, Zurich, le canton d’Argovie, Lausanne, Morges, puis le Tessin. « Et en août, on espère comme chaque année pouvoir aller en France à la Convention évangélique des gens du voyage. Un rassemblement qui réunit de 6 à 12'000 caravanes, ce qui correspond à un nombre qui varie entre 60 et 120'000 personnes.
Une histoire de gènes…
Le voyage ? « C’est dans nos gènes. On ne peut pas expliquer pourquoi on est toujours en route, c’est comme ça. Vous pouvez arrêter de respirer, vous ? Eh bien moi, je ne peux pas m’arrêter de voyager. Il s’agit de se voir entre nous. Et puis de voir, tout court. » Aux murs de sa maison, deux guitares sont suspendues. Des instruments essentiels dans sa vie de nomade : « Ce sont les objets qui symbolisent le plus notre manière de vivre. Parce qu’à travers la musique, les gens ressentent ce qu’on essaie d’exprimer. La colère, la haine. Mais l’amour aussi. Et la joie. C’est le moyen par excellence de voyager. » May Bittel en saisit une et explique : « On est passé maître dans le fait de s’adapter. Alors quand je vais en Suisse allemande, j’accompagne des personnes qui jouent de l’accordéon. Puis ailleurs, j’accompagne des cantiques. Notre musique n’est jamais statique. » Il joue alors un morceau qu’il dit emprunter à Django Reinhardt, célèbre musicien de jazz manouche. Et c’est vrai qu’au fil de ses notes, le feu, la vision d’une communauté réunie ne sont pas loin.
… et de transmission
Mais May Bittel pose l’instrument et reprend : « Ma petite-fille est déjà loin. Elle s’est mise sur un emplacement avec d’autres gens du voyage. Il faut comprendre que le nomadisme nous permet de nous rapprocher les uns des autres. Les enfants apprennent par ce biais beaucoup de choses en voyant les plus anciens travailler. Comprenez : on a besoin les uns des autres. On vit pour et par le groupe. » Il évoque alors la transmission de valeurs, comme le respect de l’autre. Et de Dieu. « Parce que le côté spirituel chez nous est très développé. Nous avons toujours été très croyants. C’est simple : on a tellement été pourchassé comme des vauriens, que l’on s’est réfugié dans la foi où on savait que là, au moins, il y avait quelqu’un qui ne nous mettrait pas dehors ! »
La Bible, un livre pour voyager ?
Covid oblige, le Manouche a dû apprendre à pianoter sur l’ordinateur. « Une autre façon encore de voyager !» Car tous les lundis, il organise par ce biais des rencontres avec des gens « qui ne parlent que manouche », se réjouit-il. Jusqu’à 800 personnes de quelque huit pays se retrouvent ainsi pour entendre parler de l’Evangile. « Mais on attend d’être débarrassé de cette pandémie pour aller quand même en Allemagne, en Hollande où on nous demande ! » Et quand il part, May Bittel prend toujours sa vieille bible au revêtement de cuir. Des versets y sont soulignés. « C’est aussi le moyen par excellence de cheminer, d’ailleurs. Et nous l’utilisons. Car Dieu a dit que l’homme ne vivra pas de pain seulement. » Son petit-fils Kenzo passe la porte, saisit la guitare et se met à chanter… en manouche. On l’écoute. Puis il traduit et indique avoir chanté des paroles qui invitent Jésus à venir dans sa vie pour lui apporter de la joie. Il ajoute que ce n’est pas qu’un chant. Que c’est quelque chose qu’il vit tous les jours.
Il faut vivre les textes
Son grand-père acquiesce. Et évoque enfin ses voyages en Terre sainte, où il emmène régulièrement « ses gens », à raison de 100 à 200 participants par périple : « Je fais souvent ça pour expliquer un peu la vie de Jésus. Car il faut vivre les textes. Sur place, on voit les endroits dont ils parlent, et on peut s’imaginer comment les choses se sont passées. Les personnes que j’emmène comprennent ainsi que la Bible, ce n’est pas un mensonge. »
Gabrielle Desarzens
1 Tsigane est le nom générique pour les gens du voyage. Il regroupe les communautés manouches, roms, yéniches et gitanes.