Kinder, Küche, Kirche (ndlr : enfants, cuisine, église) : les 3 K ont longtemps motivé la Ligue suisse des femmes catholiques à s’opposer au droit de vote féminin, qui a finalement été accepté par le corps électoral masculin le 7 février 1971. Devenue fin octobre 1971 la plus jeune élue au Conseil national, Gabrielle Nanchen, membre du parti socialiste, a expliqué dans son village valaisan d’Icogne ces résistances. Et parlé de sa foi chrétienne qui se vit selon elle « par étapes », comme le chemin de St Jacques de Compostelle qu’elle a parcouru. Par la fenêtre du chalet, les montagnes sont majestueuses sous un ciel bleu éclatant.
- Gabrielle Nanchen, qu’est-ce qui a selon vous permis il y a 50 ans ce OUI au vote des femmes à 65,7% des voix ?
Il y a eu un changement de mentalité certain. J’ai regardé certains livres d’histoire : des auteurs parlent du tournant qui a été possible dans des cantons catholiques comme le Valais grâce au Concile Vatican 2. Et le fait que puisque l’Eglise se transformait, le parti dominant qui était l’ancien parti catholique conservateur – et qui venait de devenir le PDC – se transformait aussi un petit peu. Cela a sûrement joué alors un rôle énorme. Les mentalités en Suisse ont basculé. Et puis en Valais, il faut dire qu’André Luisier, rédacteur en chef du Nouvelliste, seul quotidien francophone, était plus qu’un fervent supporter de l’Eglise. Il était d’ailleurs plus près d’Ecône, de St Pie X et de l’extrême droite que du PDC. Lui était un farouche opposant au droit de vote des femmes. Mais avec ce changement dans l’Eglise catholique, les choses se sont assouplies. Donc les Valaisans ont pu dire oui. Et ils l’ont dit une année avant les Suisses puisque le vote a eu lieu en 1970.
- Les femmes catholiques ont beaucoup freiné quant au vote féminin, notamment la Ligue suisse des femmes catholiques qui a défendu des positions conservatrices. Comme catholique, ou comme chrétienne pratiquante comme vous préférez vous présenter, comment avez-vous vécu ce positionnement ?
Pour moi c’était inqualifiable, je ne le comprenais pas. Mais l’Eglise avait laissé entendre, ou en tous les cas les partis qui se réclamaient de l’Eglise, que le rôle de la femme était les 3 K : Kinder, Küche, Kirche. Donc notre devoir de toute éternité c’était de faire des enfants et de panosser. Et ne pas le faire c’était commettre des péchés. Donc les femmes, comme les hommes je pense dans les régions très religieuses, n’avaient pas envie d’aller en enfer. Si voter pour le droit de vote des femmes vous amenait en enfer, donc autant continuer comme on l’avait toujours fait !
- Vous vous êtes sentie en porte-à-faux avec ces femmes catholiques ?
Oui. Aussi sur d’autres objets, comme sur l’avortement. Cela a été très douloureux. Parce que dans mes premières années au Conseil national, il a été question de la décriminalisation de l’avortement, c’est-à-dire de l’introduction de ce qu’on a appelé la solution du délai. Et j’ai voté pour, sans être pour autant une militante de l’avortement. J’étais un peu partagée moi-même. Mais la vie de ce point de vue-là avait été douce avec moi. Je n’ai jamais eu besoin de recourir à des solutions douloureuses comme celle-ci. J’ai eu les grossesses que je voulais. Mais je ne pouvais pas en conscience imposer des choses à d’autres femmes. Mais j’ai su que je prenais des risques. Pour André Luisier, qui avait décidé de m’ignorer, sauf pour me nuire, je suis devenue l’avorteuse numéro 1 en Valais. Et c’était terrible parce que c’était une réputation qui me précédait partout. Et qui a duré des années et des années. Un copain du Haut-Valais m’a raconté qu’un dimanche à la messe, pendant le sermon, le curé a dit qu’il fallait à tous prix se méfier de la « Rote Teufelin », de la diablesse rouge...
- Est-ce que c’est pour cela que vous préférez vous qualifier de chrétienne pratiquante aujourd’hui plutôt que de catholique ?
Non, je crois que c’est parce que j’ai rencontré des chrétiens qui m’ont montré d’autres dimensions que celles de mon catholicisme étroit. J’ai rencontré des protestants pour qui l’engagement social et politique découlait directement de la lecture de l’Evangile. C’était dans leurs gènes ! Puis j’ai eu la chance d’aller en Russie, d’aller dans des églises orthodoxes et je suis une « fan » des icônes et de leur liturgie, de leur musique et de l’odeur des bougies… Je me sens bien dans les trois traditions, en fait. Et quand je récite le credo, je dis que je crois en l’Eglise universelle.
- Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur l’avancée des femmes en politique ?
Il faut savoir ce qu’on appelle politique. Dans les parlement et gouvernements, elles n’ont pas toute la place encore qui leur reviendrait. Et on a besoin d’elles. On a besoin de femmes et d’hommes qui apportent un souffle différent, ces valeurs qu’on dit « féminines ». C’est l’empathie, la bienveillance, le souci de l’harmonie entre les humains. Le besoin de paix, le besoin d’avoir un environnement qui ne soit pas malsain. Des politiciens avec ces valeurs-là, on en a besoin, c’est une question de survie pour la planète.
Cela dit, les femmes font la politique autrement et elles la font drôlement bien. Regardez les manifestations comme celles pour le climat ou la grève des femmes du 14 juin 2019 : c’était incroyable de voir ces femmes, leur courage, leur attitude d’accueil à l’égard des autres, à l’égard des migrants, à l’égard de ceux que l’on considère comme différents, ce refus de l’exclusion… Elles étaient aux premières loges et elles criaient fort. Donc dans le mouvement citoyen, les femmes sont bien là et je m’en réjouis beaucoup.
- Est-ce que votre foi chrétienne a eu de l’impact sur votre engagement politique ?
Oui, indéniablement, mais je n’osais pas le dire. Si je regarde en arrière, les valeurs qui ont toujours éclairé mon chemin sont les valeurs chrétiennes. Mais comme ces valeurs recoupaient mes valeurs féministes et mes valeurs de gauche, je n’avais pas besoin de mettre l’étiquette. Aujourd’hui, je le fais avec plaisir.
- Avec quels effets concrets ?
D’essayer de vouloir du bien à mon prochain. Et à mon lointain. Et c’est plus difficile de vouloir du bien à son prochain tout proche et de se comporter de telle façon qu’il sente qu’il est important.
- Gabrielle Nanchen, vous avez marché sur le chemin de St Jacques de Compostelle. Vous avez d’ailleurs écrit plusieurs livres sur cette expérience. Qu’est-ce qui vous a fait du bien pendant cette marche ?
Ce qui m’a fait du bien, surtout lors du premier cheminement que j’ai fait il y a exactement 20 ans, seule pendant trois mois, c’est de me rencontrer moi-même, d’abord. Quand on marche, on est bien obligé de s’apprivoiser, tel qu’on est : on ne peut pas tellement se mentir. Et c’est dur : il y a plein de choses que l’on doit éliminer, dont on doit faire le deuil. Plein de rancœurs, de dénis de reconnaissance. Plein de haines parfois. Plein de cadavres, quoi. Et puis avec les larmes, tout cela s’évacue très bien. Et puis après, quelles belles joies on découvre ! Et c’est peut-être cela que j’ai aimé sur ce chemin. Ces moments de joie pure. Cela vous transporte, cela vous donne envie d’être légère comme un pétale de cerisier qui vient de tomber sur votre main. Légère comme l’odeur du chèvrefeuille que vous respirez en marchant. Légère comme le chant d’un oiseau au milieu des feuilles dorées par le soleil du matin.
- Que trouvez-vous d’essentiel dans votre foi chrétienne ?
Je trouve la force de marcher 25 kilomètres par jour. Parce que c’est aussi ça que j’ai appris sur ce chemin : ne pas penser aux 1600 kilomètres qui me séparent de mon but. Je suis trop petite. Trop fragile. Le sac est trop lourd. J’aurai trop peur. Il y aura trop de chiens. Mais en revanche, de me dire que jusqu’au prochain gîte, j’ai 23 kilomètres et demi, cela c’est faisable. Et j’arrive, et la douche est tiède, la couchette plus ou moins confortable. Et c’est le bonheur. La vie de tous les jours, c’est beaucoup plus difficile que le chemin de Compostelle. Il faut se dire que l’horizon, on ne le voit pas. Surtout comme maintenant en cette période de pandémie. Mais il faut marcher. Et regarder comme c’est beau dehors. Deviner le sourire de cette personne en face de soi, dont on ne voit pas le bas du visage, masqué, mais dont le regard est plein de lumière. Donc il faut prendre ça et marcher encore un petit bout.
C’est cela que m’apporte ma foi chrétienne : elle m’apprend qu’il me faut marcher par étapes. Et garder l’espoir que même si le but est très lointain, il est accessible. Dans ma foi il y a beaucoup d’espoir. Je pense que l’espérance est plus importante que la foi, en fait. La foi, c’est la confiance dans la vie. Et l’espérance, c’est ce qui nous permet de marcher, envers et contre tout.
Propos recueillis par Gabrielle Desarzens