Magda Hollander-Lafon ouvre grand la porte de son appartement de Rennes (F), puis fixe avec chaleur la personne sur son pas-de-porte de ses grands yeux expressifs : « Bonjour, ça va ? » Elle reçoit avec thé et gâteaux dans son petit bureau, où des plantes sont arrangées en groupe à même le sol devant la fenêtre.
Après 30 ans de silence suite à l’horreur de la Shoah, ce petit bout de femme a publié un premier livre en 1977, qui est repris et prolongé dans celui qu’elle vient de signer aux Editions Albin Michel1. Avec pour titre « Quatre petits bouts de pain », elle fait référence au geste d’une mourante qui, dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, lui a donné quatre petits bouts de pain moisis pour qu’elle vive et puisse témoigner un jour « de ce qui se passe ici ». Le sous-titre « Des ténèbres à la joie » donne quant à lui le ton du message qu’elle souhaite laisser – à ses lecteurs comme aux nombreux lycéens qu’elle rencontre – et qui consiste à « transformer cette mémoire de mort en appel à la vie ».
Magda a vécu les pires horreurs de ce qui s’est appelé la « Solution finale ». Face à son interlocutrice, elle ne parlera pas des cadavres qu’elle a dû ramasser, des cendres humaines qu’elle a charriées ou de la fosse V où se consumaient des corps : « Mon seul désir, en témoignant, c’est que ceux qui me lisent et m’entendent trouvent confiance en eux-mêmes ; et qu’ils soient capables de s’engager dans la vie en personnes libres. »
Juive baptisée, elle dit aujourd’hui trouver dans sa foi un « ferment de résurrection ».
Magda Hollander-Lafon, vous êtes l’un des derniers témoins de la Shoah : qu’aimeriez-vous laisser en héritage ?
Vous dites juste : je ne suis pas une victime, mais un témoin de la Shoah. J’obéis non pas à un devoir de mémoire, mais à une fidélité envers celles et ceux qui ont disparu devant mes yeux pour qu’ils ne soient pas morts en vain. Hitler voulait que ce qui s’est produit dans les camps reste secret. Il pensait que personne n’y croirait. Il aurait aimé qu’il n’y ait aucun survivant qui puisse témoigner. Or si on nie les horreurs qui se sont passées, tout peut se reproduire. Le témoignage s’est ainsi progressivement imposé à moi.
Déportée à 16 ans, je suis l’une des rares survivantes de tous les juifs hongrois de cette période-là. Alors je visite des classes et, face à tous ces jeunes magnifiques, je dis qu’il leur faut devenir responsables de leurs choix. J’essaie de leur faire comprendre qu’ils sont uniques, incomparables, que leur vie est un cadeau. Et que demain est dans leurs mains.
Vous savez, j’ai compris que la paix ne peut se construire que si chacun de nous trouve ou retrouve le goût de sa vie.
Comment se relève-t-on après avoir connu l’enfer des camps ?
J’ai dû quasiment réapprendre à vivre : dormir dans un lit, manger avec une cuiller... Et sans personne à côté de moi pour m’aider, car pas un homme, pas une femme ne voulait ou ne pouvait reconnaître les choses abominables que nous, les survivants, avions vécues dans les camps.
Dès la libération, j’ai aussi connu le remords d’être en vie. En fait, j’ai lutté durant 37 ans contre l’adolescente que j’étais au moment de la déportation qui ne pouvait se pardonner d’être vivante ; puis contre cette adulte qui devait rattraper le temps pour ressembler à tout le monde. Aujourd’hui, je me surprends parfois à ne pas aller bien. J’essaie alors de nommer ce qui est à l’intérieur de moi comme un brouillard d’angoisse et qui m’immobilise. Mais, comme vous, je suis toujours en devenir et nous avons tous des merveilles à découvrir en nous-mêmes, qui sont encombrées par des blessures et des souffrances. Je tourne encore doucement les pages de ma vie : certaines sont blanches, d’autres jaunies, effacées. Et puis il y a des pages silencieuses, en attente de révélation.
Quelles sont vos racines ?
Je viens d’une famille juive non pratiquante. Je suis imprégnée de mes racines au-delà de toute croyance. Je sens ainsi que ma peau est pleine d’une connaissance qui se révèle à moi au fur et à mesure du temps. Quand je travaille par exemple les Ecritures, je me surprends à savoir lire en hébreu sans comprendre ce que je lis. Je ne me souviens pas avoir appris cette langue, pourtant ses lettres ne me sont pas inconnues. Je peux donc imaginer que je suis allée dans une école juive après avoir été obligée de quitter l’école publique à la montée de l’antisémitisme en Hongrie, mais je n’en sais rien, car j’ai des blancs dans ma mémoire.
J’ai perdu toute ma famille dans les camps. Je suis retournée en Hongrie bien des années plus tard pour retrouver trace de mes parents et pour leur rendre leur nom : j’ai demandé à ce qu’une plaque soit inscrite à leur mémoire. Ce faisant, j’ai aussi intégré que je venais de quelque part. Il faut aller à la rencontre de soi, de ses racines : l’ignorance et l’indifférence, c’est la mort de l’homme et de l’humanité.
Vous vous définissez comme juive baptisée : qu’est-ce que cela signifie ?
Après les camps, je mesurais les êtres humains à leur poids de bonté. Après quatre ans d’orphelinat, j’ai rencontré une femme d’une grande gentillesse dans le pensionnat protestant belge où je terminais la première partie de mes études. Elle portait une croix autour du cou. Je lui en ai demandé la signification et elle m’a donné l’Evangile. Je l’ai ouvert au hasard et suis tombée sur Matthieu 25 : « J’avais faim, tu m’as donné à manger ; j’avais soif, et tu m’as donné à boire... » Je me suis dit que ce Jésus dont il était question était quelqu’un qui m’intéressait. Puis une sœur qui a bien voulu m’enseigner à son sujet a commencé, elle, par le prologue de Jean : « Le verbe était Dieu... » Je ne comprenais rien du tout. En même temps, je suivais des cours de français. A l’occasion d’une leçon de grammaire, un professeur a expliqué l’importance du verbe ; que sans lui, la phrase n’avait pas de sens. J’ai alors compris que sans le Verbe, ma vie n’avait pas de sens. Depuis, j’ai appris et j’apprends chaque jour à vivre de ces paroles, sans pour autant parler de Jésus. Et si je me suis fait baptiser, je ne me conçois pas « convertie » : je reste juive ! C’est une fidélité que je dois à mes parents et à toute ma descendance.
Comment êtes-vous perçue par la communauté juive ?
Je sais que mon baptême a fait et fait souffrir des juifs. Je fais partie notamment de l’Amitié judéo-chrétienne et je sens bien que ma présence y suscite des questions. Il a fallu longtemps dans ces cercles jusqu’à ce qu’un juif me souhaite un bon dimanche... et il y a celui qui ne m’a pas encore souhaité « shabbat shalom ». Mais grâce aux témoignages de tous ceux que je rencontre, grâce à la foi et aux doutes des jeunes que je vois, le Jésus de l’Evangile ne cesse de m’interroger, de me réserver des découvertes quotidiennes. Je peux vous dire que mon ciel intérieur est variable, sans cesse en mouvement vers le Nom. Je dépose devant Lui ma peau usée de témoin et crois que, au-delà de mes épreuves et de mes tourments, la vie continue de jaillir.
Gabrielle Desarzens
1 Magda Hollander-Lafon, Quatre petits bouts de pain, Paris : Albin Michel, 2012.
Magda Hollander-Lafon, Souffle sur la braise, Paris : Cerf, 1993.
Emission Hautes Fréquences du 26 janvier 2020 avec le rabbin François Garaï