Magda Hollander-Lafon: la mémoire des camps dans la peau

lundi 03 février 2020

Aujourd’hui âgée de 92 ans, Magda Hollander-Lafon est un témoin de la Shoah qui a cherché à restaurer la dignité de l’homme, « là où son humanité a été humiliée, asservie, anéantie ». Gabrielle Desarzens était allée la trouver chez elle, à Rennes. Plusieurs articles et émissions radio en avaient découlé, dont les lignes ci-dessous, publiées dans le Vivre de juin 2012. Septante-cinq ans après la libération d’Auschwitz, sa parole reste forte.

Magda Hollander-Lafon ouvre grand la porte de son appartement de Rennes (F), puis fixe avec chaleur la personne sur son pas-de-porte de ses grands yeux expressifs : « Bonjour, ça va ? » Elle reçoit avec thé et gâteaux dans son petit bureau, où des plantes sont arrangées en groupe à même le sol devant la fenêtre.

Après 30 ans de silence suite à l’horreur de la Shoah, ce petit bout de femme a publié un premier livre en 1977, qui est repris et prolongé dans celui qu’elle vient de signer aux Editions Albin Michel1. Avec pour titre « Quatre petits bouts de pain », elle fait référence au geste d’une mourante qui, dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, lui a donné quatre petits bouts de pain moisis pour qu’elle vive et puisse témoigner un jour « de ce qui se passe ici ». Le sous-titre « Des ténèbres à la joie » donne quant à lui le ton du message qu’elle souhaite laisser – à ses lecteurs comme aux nombreux lycéens qu’elle rencontre – et qui consiste à « transformer cette mémoire de mort en appel à la vie ».

Magda a vécu les pires horreurs de ce qui s’est appelé la « Solution finale ». Face à son interlocutrice, elle ne parlera pas des cadavres qu’elle a dû ramasser, des cendres humaines qu’elle a charriées ou de la fosse V où se consumaient des corps : « Mon seul désir, en témoignant, c’est que ceux qui me lisent et m’entendent trouvent confiance en eux-mêmes ; et qu’ils soient capables de s’engager dans la vie en personnes libres. »

Juive baptisée, elle dit aujourd’hui trouver dans sa foi un « ferment de résurrection ».

Magda Hollander-Lafon, vous êtes l’un des derniers témoins de la Shoah : qu’aimeriez-vous laisser en héritage ?

Vous dites juste : je ne suis pas une victime, mais un témoin de la Shoah. J’obéis non pas à un devoir de mémoire, mais à une fidélité envers celles et ceux qui ont disparu devant mes yeux pour qu’ils ne soient pas morts en vain. Hitler voulait que ce qui s’est produit dans les camps reste secret. Il pensait que personne n’y croirait. Il aurait aimé qu’il n’y ait aucun survivant qui puisse témoigner. Or si on nie les horreurs qui se sont passées, tout peut se reproduire. Le témoignage s’est ainsi progressivement imposé à moi.

Déportée à 16 ans, je suis l’une des rares survivantes de tous les juifs hongrois de cette période-là. Alors je visite des classes et, face à tous ces jeunes magnifiques, je dis qu’il leur faut devenir responsables de leurs choix. J’essaie de leur faire comprendre qu’ils sont uniques, incomparables, que leur vie est un cadeau. Et que demain est dans leurs mains.

Vous savez, j’ai compris que la paix ne peut se construire que si chacun de nous trouve ou retrouve le goût de sa vie.

Comment se relève-t-on après avoir connu l’enfer des camps ?

J’ai dû quasiment réapprendre à vivre : dormir dans un lit, manger avec une cuiller... Et sans personne à côté de moi pour m’aider, car pas un homme, pas une femme ne voulait ou ne pouvait reconnaître les choses abominables que nous, les survivants, avions vécues dans les camps.

Dès la libération, j’ai aussi connu le remords d’être en vie. En fait, j’ai lutté durant 37 ans contre l’adolescente que j’étais au moment de la déportation qui ne pouvait se pardonner d’être vivante ; puis contre cette adulte qui devait rattraper le temps pour ressembler à tout le monde. Aujourd’hui, je me surprends parfois à ne pas aller bien. J’essaie alors de nommer ce qui est à l’intérieur de moi comme un brouillard d’angoisse et qui m’immobilise. Mais, comme vous, je suis toujours en devenir et nous avons tous des merveilles à découvrir en nous-mêmes, qui sont encombrées par des blessures et des souffrances. Je tourne encore doucement les pages de ma vie : certaines sont blanches, d’autres jaunies, effacées. Et puis il y a des pages silencieuses, en attente de révélation.

Quelles sont vos racines ?

Je viens d’une famille juive non pratiquante. Je suis imprégnée de mes racines au-delà de toute croyance. Je sens ainsi que ma peau est pleine d’une connaissance qui se révèle à moi au fur et à mesure du temps. Quand je travaille par exemple les Ecritures, je me surprends à savoir lire en hébreu sans comprendre ce que je lis. Je ne me souviens pas avoir appris cette langue, pourtant ses lettres ne me sont pas inconnues. Je peux donc imaginer que je suis allée dans une école juive après avoir été obligée de quitter l’école publique à la montée de l’antisémitisme en Hongrie, mais je n’en sais rien, car j’ai des blancs dans ma mémoire.

J’ai perdu toute ma famille dans les camps. Je suis retournée en Hongrie bien des années plus tard pour retrouver trace de mes parents et pour leur rendre leur nom : j’ai demandé à ce qu’une plaque soit inscrite à leur mémoire. Ce faisant, j’ai aussi intégré que je venais de quelque part. Il faut aller à la rencontre de soi, de ses racines : l’ignorance et l’indifférence, c’est la mort de l’homme et de l’humanité.

Vous vous définissez comme juive baptisée : qu’est-ce que cela signifie ?

Après les camps, je mesurais les êtres humains à leur poids de bonté. Après quatre ans d’orphelinat, j’ai rencontré une femme d’une grande gentillesse dans le pensionnat protestant belge où je terminais la première partie de mes études. Elle portait une croix autour du cou. Je lui en ai demandé la signification et elle m’a donné l’Evangile. Je l’ai ouvert au hasard et suis tombée sur Matthieu 25 : « J’avais faim, tu m’as donné à manger ; j’avais soif, et tu m’as donné à boire... » Je me suis dit que ce Jésus dont il était question était quelqu’un qui m’intéressait. Puis une sœur qui a bien voulu m’enseigner à son sujet a commencé, elle, par le prologue de Jean : « Le verbe était Dieu... » Je ne comprenais rien du tout. En même temps, je suivais des cours de français. A l’occasion d’une leçon de grammaire, un professeur a expliqué l’importance du verbe ; que sans lui, la phrase n’avait pas de sens. J’ai alors compris que sans le Verbe, ma vie n’avait pas de sens. Depuis, j’ai appris et j’apprends chaque jour à vivre de ces paroles, sans pour autant parler de Jésus. Et si je me suis fait baptiser, je ne me conçois pas « convertie » : je reste juive ! C’est une fidélité que je dois à mes parents et à toute ma descendance.

Comment êtes-vous perçue par la communauté juive ?

Je sais que mon baptême a fait et fait souffrir des juifs. Je fais partie notamment de l’Amitié judéo-chrétienne et je sens bien que ma présence y suscite des questions. Il a fallu longtemps dans ces cercles jusqu’à ce qu’un juif me souhaite un bon dimanche... et il y a celui qui ne m’a pas encore souhaité « shabbat shalom ». Mais grâce aux témoignages de tous ceux que je rencontre, grâce à la foi et aux doutes des jeunes que je vois, le Jésus de l’Evangile ne cesse de m’interroger, de me réserver des découvertes quotidiennes. Je peux vous dire que mon ciel intérieur est variable, sans cesse en mouvement vers le Nom. Je dépose devant Lui ma peau usée de témoin et crois que, au-delà de mes épreuves et de mes tourments, la vie continue de jaillir.

Gabrielle Desarzens

1 Magda Hollander-Lafon, Quatre petits bouts de pain, Paris : Albin Michel, 2012.

Magda Hollander-Lafon, Souffle sur la braise, Paris : Cerf, 1993.

Emissions A vue d’Esprit

Emission Hautes Fréquences

Emission Hautes Fréquences du 26 janvier 2020 avec le rabbin François Garaï

  • Encadré 1:

    Bio express

    Née le 15 juin 1927 à Zahony, petit village hongrois proche de la frontière slovaque, Magda Hollander-Lafon a été déportée en avril 1944. Elle fait partie des 437'403 juifs hongrois qui, en trois mois, ont été massivement déplacés dans les camps de concentration allemands. Trois cent cinquante mille d’entre eux ont été assassinés immédiatement, dès leur arrivée à Auschwitz-Birkenau, dont la mère et la sœur de Magda.

    Au cours d’un des nombreux et derniers déplacements de camps, Magda a réussi avec quatre compatriotes à se cacher dans un bois... puis à prendre un train qu’alles pensaient en partance pour paris. Elles en sont descendues à Namur (B), où Magda a appris le français, le flamand, et entrepris des études d’éducatrice de l’enfance. Elle fera ensuite des études de psychologie.

    Elle s’est mariée à François, avec lequel elle a eu quatre enfants.

Publicité
  • Surmonter les abus au fil d’un conte

    Surmonter les abus au fil d’un conte

    Il était une fois… une enfant abusée, dont les larmes sont recueillies par une grenouille qui l’accompagne jusqu’au Roi d’un royaume fabuleux. Dans cette histoire, la psychologue Priscille Hunziker parle de la prise en compte de la souffrance. « Le voyage que fait la petite Emmy, c’est la métaphore d’un accompagnement psycho-spirituel », dit-elle mercredi 6 avril. Rencontre.

    jeudi 07 avril 2022
  • Noël, ou devenir des sauveurs sur les pas de Jésus

    Noël, ou devenir des sauveurs sur les pas de Jésus

    Au Liban, les habitants vivent l’intensité de la vie face à l’intensité de la mort, selon les mots du théologien et prêtre maronite Fadi Daou rencontré à Genève. Il invite notamment ses concitoyens à devenir des sauveurs… sur les pas de Jésus.

    mardi 21 décembre 2021
  • Noël, ou sortir de nos jugements

    Noël, ou sortir de nos jugements

    Thierry Lenoir est aumônier à 100% à la clinique de La Lignière à Gland. Cet ancien pasteur adventiste parle de l’esprit de Noël en termes de jugements moraux, sociaux et religieux à mettre de côté. Une réflexion qu’il partage dans l’émission Hautes Fréquences diffusée dimanche 19 décembre à 19 heures sur RTS La Première.

    mercredi 15 décembre 2021
  • « Votre couple a 2, 10, 30 ans au compteur ? Prenez-en soin ! »

    « Votre couple a 2, 10, 30 ans au compteur ? Prenez-en soin ! »

    On investit dans nos carrières professionnelles, dans nos maisons… mais pas assez dans notre couple. C’est le constat que dressent Marc et Christine Gallay, le couple pastoral de l’église évangélique (FREE) de Lonay. Qui pratique avec bonheur une méthode dite « Imago », qui met la cellule de base créée par Dieu à l’honneur. Rencontre.

    lundi 01 novembre 2021
  • Pour les Terraz et les Félix, des choix porteurs de vie

    Pour les Terraz et les Félix, des choix porteurs de vie

    Abandonner la voiture et emménager dans une coopérative d’habitation ?... Deux couples de l’Eglise évangélique (FREE) de Meyrin ont fait ces choix qu’ils estiment porteurs de vie. « Le rythme plus lent du vélo a vraiment du sens pour moi », témoigne Thiéry Terraz, qui travaille pour l’antenne genevoise de Jeunesse en mission. « Je trouve dans le partage avec mes voisins ce que je veux vivre dans ma foi », lui fait écho Lorraine Félix, enseignante. Rencontres croisées. [Cet article a d'abord été publié dans Vivre (www.vivre.ch), le journal de la Fédération romande d'Eglises évangéliques.]

    vendredi 22 septembre 2023
  • Vivian, une flamme d’espoir à Arusha

    Vivian, une flamme d’espoir à Arusha

    Vivian symbolise l’espoir pour tous ceux que la vie malmène. Aujourd’hui, cette trentenaire tanzanienne collabore comme assistante de direction au siège de Compassion à Arusha, en Tanzanie. Mais son parcours de vie avait bien mal débuté… Nous avons rencontré Vivian au bureau suisse de l’ONG à Yverdon, lors de sa visite en mars dernier. Témoignage.

    jeudi 15 juin 2023
  • « Auras-tu été toi ? »

    « Auras-tu été toi ? »

    Elle puise dans le judaïsme de quoi nourrir sa foi chrétienne. La théologienne et pasteure Francine Carrillo écoute, calligraphie et fait parler les lettres hébraïques qui, selon elle et avec toute la tradition juive, sont porteuses de sens et d’espérance. Rencontre.

    lundi 20 juin 2022
  • Anaël Bussy, ébéniste, fabrique du matériel pour le culte

    Anaël Bussy, ébéniste, fabrique du matériel pour le culte

    Anaël Bussy vient de démarrer comme ébéniste indépendant à Chevilly, près de La Sarraz. Parmi ses premières réalisations, des plateaux en bois, destinés à la distribution de la Sainte-Cène.

    vendredi 20 mai 2022

eglisesfree.ch

LAFREE.INFO

  • Action de Noël 2024

    Mar 03 décembre 2024

    En décembre 2024, la FREE et le Service de missions et d’entraide (SME) organisent leur traditionnelle « Action de Noël ». Il s’agit d’une offrande spéciale, destinée à soutenir deux projets importants. Cette année, vos dons contribueront à la relève pastorale en Suisse romande, ainsi qu’au développement d’une école au Sénégal.

  • «Le Réveil de Genève»: un ouvrage collectif qui fera date

    Lun 02 décembre 2024

    Il est sorti en anglais en 2023. La version française était attendue… « Le Réveil de Genève. Perspectives internationales » vient de paraître. Cet ouvrage collectif édité par Jean Decorvet inscrit le Réveil de Genève du début du XIXe siècle dans le tissu relationnel local et international qui l’a accompagné dès ses origines et tout au long de son développement. Un incontournable accessible aux non-initiés et riche en découvertes pour ceux qui connaissent l’histoire de ce mouvement qui a profondément modifié le paysage du protestantisme francophone.

  • Un pasteur de la FREE devient secrétaire général des GBEU

    Ven 29 novembre 2024

    Le 21 novembre, les GBEU ont désigné Jean-René Moret pour succéder à Colin Donaldson au poste de secrétaire général. Ce titulaire d'un master en physique de l'EPFL et d'un doctorat en études théologiques reprendra le flambeau en août prochain. Marié à Virginie et père de trois enfants, il est aussi pasteur de l'Eglise évangélique FREE de Cologny (GE). Rencontre.

  • Langham Suisse devient une association

    Ven 29 novembre 2024

    Langham Suisse s'est muée en association le 23 novembre lors de l'assemblée constitutive à Yverdon-les-Bains. Ce ministère offre différentes ressources pour les pasteurs comme une formation concrète, sur six week-ends, pour apprendre à mieux prêcher. Le point avec David Valdez, président du comité.

Instagram

Suivez-nous sur les réseaux sociaux !