Sophie (prénom d’emprunt), la cinquantaine, est la troisième à prendre la parole, après Céline et Eliane. Elevée dans un milieu évangélique darbyste, elle a été, tout comme sa jeune sœur, victime enfant d’abus sexuels de la part d’un employé de son père. « Quand j’ai eu trois ans, ma mère a eu des jumeaux. Mon abuseur m’invitait alors faire la sieste avec lui. » Dans la ferme familiale, le cinquantenaire, fidèle lui aux milieux réformés, évoluait par ailleurs comme chez lui.
Manifestations physiques
A quoi bon parler aujourd’hui de ces actes ? A quoi bon remuer la boue ? « Mon corps a longtemps manifesté que quelque chose n’allait pas, répond Sophie. Cela s’est traduit d’abord par un cycle menstruel difficile et douloureux, puis par une importante prise de poids. J’ai beaucoup souffert de maux de dos et j’ai développé des symptômes pour lesquels des diagnostics de maladies atypiques ont été posés. Au final, j’ai mis des années à me reconnecter à moi-même, à m’avouer le fait que j’avais été abusée. Et il a fallu mettre des mots, ce qui a été difficile. Comment dire ? Pendant 40 ans, le silence avait jusque-là fait partie de ma vie et, petit à petit, je réalisais que je devais apprivoiser ma peur et oser aller à la rencontre de cette partie de moi construite dans un flou total. J’avais l’impression d’être séparée en deux : la petite fille abusée mais dans le déni d’un côté, et la femme qui a construit sa vie comme elle a pu de l’autre. C’est alors que le long chemin a commencé pour redresser ce qui avait été tordu par l’abus et le mensonge, et qui avait inévitablement impacté tous les domaines de ma vie. J’ai connu des moments de honte et de dégoût, et l’envie de me faire du mal car, en parlant, j’avais l’impression de trahir et d’être méchante. Il faut comprendre que ces années de travail sont épuisantes, parce que vous faites sans arrêt des allers et retours dans ce vécu douloureux. C’est perturbant ! »
Une femme sur trois
Aujourd’hui éducatrice auprès de jeunes en difficulté, elle constate que oui, une femme sur trois selon diverses études est violée, battue, forcée à l’acte sexuel ou abusée au moins une fois dans sa vie. « Mais avoir une parole, c’est salutaire. Je me rends compte actuellement combien c’est important de faire valoir ce qu’on a vécu. » Pour elle, la force des témoignages mis bout à bout rend justice à toute une communauté féminine dont la parole peut enfin être libérée : « Reconnaître les abus dont elles ont été victimes permet aux femmes d’avancer. Et fait au final que les abuseurs ne gagnent pas. C’est essentiel. »
Des amitiés porteuses
Sophie n’a pas perdu la foi, même si en se remettant dans le contexte d’alors, elle reconnait que le fait d’avoir grandi dans un milieu où la femme était présente dans le silence et où le sujet de la sexualité était quasi tabou, a certainement rajouté de la difficulté à trouver les mots pour exprimer ce qu’elle vivait. Elle dit avoir cheminé un temps dans une autre église évangélique où elle a découvert des amitiés « porteuses et fortes ». Et souligne surtout avoir gagné en authenticité : « Je me sens maintenant vivante. Et entends dénoncer tous les abus susceptibles de mettre comme une chape de plomb sur toute expression, et toute expression féminine en particulier. »
Gabrielle Desarzens